les plus novatrices. Le problème, c’est qu’ils ne sortaient qu’un livre ou deux à cause du temps qu’il fallait pour les écrire et de leur extrême spécificité. Si elle ne continuait pas à produire des révélations, elle ne pourrait pas garder sa place bien longtemps.
Pourtant, tandis que Bryce libérait les éditeurs, Lex savait que cette année était un bon cru. Ces livres étaient des gagnants, ils avaient le potentiel de changer le monde et ce n’était pas rien.
– Un Pulitzer. Bien joué, dit Karen en s’approchant la main tendue.
Lex savait au ton de sa voix que ça n’avait rien d’une félicitation. Elle se moquait d’elle. Pourtant, elle répondit automatiquement à la poignée de main. Ce geste lui rappela trop tard la tache d’encre sur son doigt et elle constata avec horreur que la marque noire avait déteint sur Karen, lui recouvrant la paume là où le pouce de Lex s’était posé.
Lex était sur le point de dire quelque chose, de s’excuser, mais Karen s’était déjà retournée vers Matt avec un rire hautain, visiblement destiné à Lex pour bien lui faire comprendre que ses félicitations étaient hypocrites. Ce faisant, Karen passa sa main sur son visage, plus précisément autour de son œil comme pour essuyer une larme de rire. Elle se retrouva avec une trace noire ressemblant à un œil de panda sur son maquillage parfait.
Lex se mordit la lèvre. Le stylo était de la marque qu’utilisaient leurs auteurs pour faire les dédicaces, pigmenté et permanent. Elle fit semblant de devoir mieux ranger sa chaise sous la table pour éviter de rire devant Karen. Elle préférait être loin d’elle pour éviter les suspicions lorsque quelqu’un la préviendrait.
– Alexis, dit Bryce la voix basse bien qu’il ne resta plus qu’eux dans la pièce. Pouvez-vous m’accompagner dans mon bureau ?
Alexis sentit une boule se former dans son estomac en entendant le ton de sa voix et il lui fallut un moment pour convaincre son corps de se détourner de la table pour le suivre.
– Écoutez, dit Bryce qui se tenait face à Lex de l’autre côté de son bureau.
Celui-ci était décoré de photos de ses enfants, mais derrière lui le mur était rempli de récompenses et de certificats encadrés, et même de couvertures de magazines. Il avait eu une longue carrière pleine de succès.
– Ne croyez pas que je ne trouve pas vos livres importants.
La conversation commençait mal.
– Bien sûr qu’ils sont importants. dit Lex se mettant instantanément sur la défensive. Ils sont révolutionnaires. Déterminants. Les recherches du professeur sur le système endocrinien seront sans doute étudiées en École de médecine pendant des décennies.
– Oui, mais, c’est juste que…, dit Bryce en remontant ses lunettes à grosses montures sur son nez. Ils ne se vendent pas très bien. J’en ai discuté avec les autres partenaires et j’ai parlé en votre faveur, mais selon eux, il n’est pas judicieux pour Enlivrez-vous de continuer à subir des pertes, même pour changer le monde.
Lex le regarda un moment, bouche bée, incapable d’assimiler ses paroles.
– Et les récompenses ? demanda-t-elle. Les critiques ? Elles donnent une bonne image de l’entreprise, elles nous font paraître dans les journaux…
– Malheureusement, elles ne donnent une bonne image de nous qu’aux autres écrivains académiques et aux éditeurs, dit Bryce. Sa bouche formait une grimace contrite.
– Mais Le Pétrole de Champignon a été absolument révolutionnaire dans son domaine, il a reçu un super accueil…
– Malheureusement, transformer les champignons anaérobies en une source de biocarburant est un « domaine » extrêmement réduit. Nous n’en avons vendu que cinq cents copies, soupira Bryce. Je suis vraiment désolé Alexis. Vous êtes une bonne éditrice. Vous avez du flair. Le problème vient du genre de livre dont vous vous occupez et aussi merveilleux soient-ils, ils ne se vendent pas.
Lex essaya de s’éclaircir les idées, elle secoua la tête essayant de comprendre ce qu’il voulait dire.
– Que vais-je… Quel genre de livres voulez-vous que j’édite ?
Bryce s’agita, mal à l’aise, les mains croisées sur la table près de la sienne comme pour s’empêcher de tendre la main vers elle.
– Je suis désolé Alexis, répéta-t-il. Nous partons dans une direction très différente, complètement éloignée des documentaires, en dehors des mémoires. Je voudrais que vous rejoigniez Karen au département des Autobiographies de célébrités.
Lex le fixa silencieusement. Elle l’entendait mais n'arrivait pas à le comprendre. Puis, elle eut l’impression que le sol s’écroulait sous ses pieds. Comment pouvait-il penser qu’elle serait capable de travailler dans le département de Karen ?
– Je ne peux pas faire ça, murmura Lex, la gorge sèche. Je ne peux pas travailler sur les Célébrités.
– Alexis, vous m’avez mal compris, dit Bryce. Ce n’était pas une proposition. Votre département va disparaître et il n’y a pas d’autre poste vacant hormis celui-ci. Vous allez aux Célébrités.
Lex savait au fond d’elle-même qu’elle avait besoin de ce travail et qu’elle aurait des ennuis si elle le perdait. Elle risquait aussi de perdre son appartement et de devoir retourner vivre chez sa mère à l’âge de trente-deux ans. Mais par-dessus tout, elle était absolument certaine d’une chose, elle n’y arriverait jamais.
– Comment suis-je censée travailler sur ces livres ? demanda-t-elle désespérément. Vous savez que c’est impossible. Lorsque je suis arrivée, je voulais travailler pour vous, car vous publiiez de la grande littérature. De vrais livres. Qui faisaient une différence.
– Je sais, soupira Bryce en se frottant les yeux. Les choses ont changé dans le monde de l’édition. Nous sommes en compétition avec les e-books et en ce moment c’est ce qui se vend. Ma hiérarchie se moque des prouesses littéraires, ils ne regardent que les chiffres.
– Je ne peux pas.
Lex regarda sa main et l’encre noire sur son pouce. Étrangement, en cet instant, elle lui rappelait son père qui étiquetait ses livres à la main. Il avait tout misé sur son rêve, celui d’ouvrir une librairie. Quand il avait perdu l’affaire, tout avait changé. Les rêves brisés, l'incapacité de les poursuivre avaient été pires pour lui que perdre son emploi.
– Je sais que les gens vont me croire folle de dire ça, mais je ne peux pas. Pas si je dois perdre ce que j’aime le plus dans ce métier.
– Ne faites pas ça, dit Bryce en secouant la tête. Vous avez tellement travaillé pour avoir ce poste. Ne partez pas maintenant.
– Désolée, dit-elle.
Ses mots lui paraissaient lointains, comme s’ils étaient prononcés par une autre personne.
– Je suis reconnaissante pour tout ce que vous avez fait pour moi, vous avez été mon mentor, vous m’avez défendue quand mes ventes étaient basses. Mais je dois démissionner.
Bryce la fixa, ébahi. Lex n’était pas surprise. De toute sa carrière chez Enlivrez-vous, elle n’avait rien fait d’aussi courageux.
– Je vais vous écrire une lettre de recommandation, dit-il enfin.
– C’est gentil, répondit Lex avec un sourire poli. Je ne pense pas que je retrouverai un travail comme celui-là. Personne ne voudra d’une éditrice de documentaires aux ventes désastreuses et aux titres obscurs. Vous avez raison, le marché a changé. Il est peut-être temps que je change aussi. Je vais rester fidèle à moi-même et voir où ça me mène.
– Je vous serrerais bien la main, dit Bryce avec un sourire larmoyant, mais je voudrais éviter de passer les deux prochaines heures à essuyer de l’encre.
Lex réprima un rire, levant sa propre