immobiles. Le vertige me monta au cerveau, et je ne pus chasser cette etrange illusion qu'en me dressant sur mes pieds. Le torrent roulait toujours gagnant en avant; enfin je vis passer l'arriere-garde a moitie debandee. Je descendis de mon asile, et me mis en devoir de chercher ma route a travers le terrain foule et devenu noir. Ce qui etait auparavant un vert gazon presentait maintenant l'aspect d'une terre fraichement labouree et trepignee par un troupeau de boeufs. Des animaux blancs, nombreux et formant comme un troupeau de moutons, passerent pres de moi; c'etaient des loups poursuivant les trainards de la bande. Je poussai en avant, me dirigeant vers le sud. Enfin, j'entendis des voix, et, a la clarte de la lune, je vis plusieurs cavaliers galopant en cercle a travers la plaine. Je criai "Halloa!" Une voix repondit a la mienne, un des cavaliers vint a moi a toute vitesse; c'est Saint-Vrain.
—Dieu puissant, Haller! cria-t-il en arretant son cheval et se penchant sur sa selle pour mieux me voir; est-ce vous ou est-ce votre spectre? En verite, c'est lui-meme! et vivant!
—Et qui ne s'est jamais mieux porte, m'ecriai-je.
—Mais d'ou tombez-vous? des nuages? du ciel? d'ou enfin?
Et ses questions etaient repetees en echo par tous les autres, qui, a ce moment, me serraient la main comme s'ils ne m'avaient pas vu depuis un an. Gode paraissait entre tous le plus stupefait.
—Mon Dieu! lance en l'air, foule aux pieds d'un million de buffles damnes, et pas mort! Cr-r-re matin!
—Nous nous etions mis a la recherche de votre corps, ou plutot de ce qui pouvait en rester, dit Saint-Vrain. Nous avons fouille la prairie pas a pas a un mille a la ronde, et nous etions presque tentes de croire que les betes feroces vous avaient totalement devore.
—Devorer monsieur! Non! trois millions de buffles ne l'auraient pas devore. Mon Dieu! Ah! gredin de l'Endormi, que le diable t'emporte!
Cette apostrophe s'adressait a Hibbets, qui n'avait pas indique a mes camarades l'endroit ou j'etais couche, et m'avait ainsi expose a un danger si terrible.
—Nous vous avons vu lance en l'air, continua Saint-Vrain, et retomber dans le plus epais de la bande. En consequence, nous vous regardions comme perdu. Mais, au nom de Dieu, comment avez-vous pu vous tirer de la?
Je racontai mon aventure a mes camarades emerveilles.
—Par Dieu! cria Gode, c'est une merveilleuse histoire! Et voila un gaillard qui n'est pas manchot!
A dater de ce moment, je fus considere comme un capitaine parmi les gens de la prairie. Mes compagnons avaient fait de la bonne besogne pendant ce temps, et une douzaine de masses noires, qui gisaient sur la plaine, en rendaient temoignage. Ils avaient retrouve mon rifle et ma couverture; cette derniere, enfoncee dans la terre par le pietinement. Saint-Vrain avait encore quelques gorgees d'eau-de-vie dans sa gourde; apres l'avoir videe et avoir replace les vedettes, nous reprimes nos couches de gazon et passames le reste de la nuit a dormir.
IV
UNE POSITION TERRIBLE.
Peu de jours apres, une autre aventure m'arriva; et je commencai a penser que j'etais predestine a devenir un heros parmi les montagnards.
Un petit detachement dont je faisais partie avait pris les devants. Notre but etait d'arriver a Santa-Fe un jour ou deux avant la caravane, afin de tout arranger avec le gouverneur pour l'entree des wagons dans cette capitale. Nous faisions route pour le Cimmaron. Pendant une centaine de milles environ, nous traversames un desert sterile, depourvu de gibier et presque entierement prive d'eau. Les buffalos avaient completement disparu, et les daims etaient plus que rares. Il fallait nous contenter de la viande sechee que nous avions emportee avec nous des etablissements. Nous etions dans le desert de l'Artemisia. De temps en temps, nous apercevions une legere antilope bondissant au loin devant nous, mais se tenant hors de toute portee. Ces animaux semblaient etre plus familiers que d'ordinaire. Trois jours apres avoir quitte la caravane, comme nous chevauchions pres du Cimmaron, je crus voir une tete cornue derriere un pli de la prairie. Mes compagnons refuserent de me croire, et aucun d'eux ne voulut m'accompagner. Alors, me detournant de la route, je partis seul. Gode ayant pris les devants, l'un de mes camarades se chargea de mon chien que je ne voulais pas emmener, craignant d'effaroucher les antilopes. Mon cheval etais frais et plein d'ardeur; et que je dusse reussir ou non, je savais qu'il me serait facile de rejoindre la troupe a son prochain campement. Je piquai droit vers la place ou j'avais vu disparaitre l'objet, et qui semblait etre a un demi-mille environ de la route; mais il se trouva que la distance etait beaucoup plus grande; c'est une illusion commune dans l'atmosphere transparente de ces regions elevees.
Un singulier accident de terrain, ce qu'on appelle dans ces contrees un couteau des prairies, d'une petite elevation, coupait la plaine de l'est a l'ouest; un fourre de cactus couvrait une partie de son sommet. Je me dirigeai vers ce fourre. Je mis pied a terre au bas de la pente, et, conduisant mon cheval au milieu des cactus je l'attachai a une des branches. Puis je gravis avec precaution, a travers les feuilles epineuses, vers le point ou je m'imaginais avoir vu l'animal. A ma grande joie, j'apercus, non pas une antilope, mais un couple de ces charmants animaux, qui broutaient tranquillement, malheureusement trop loin pour que ma balle put les atteindre. Ils etaient au moins a trois cents yards, sur une pente douce et herbeuse. Entre eux et moi pas le moindre buisson pour me cacher, dans le cas ou j'aurais voulu m'approcher. Quel parti prendre? Pendant quelques minutes, je repassai dans mon esprit les differentes ruses de chasse usitees pour prendre l'antilope. Imiterais-je leur cri? Valait-il mieux chercher a les attirer en elevant mon mouchoir? Elles etaient evidemment trop farouches; car, de minute en minute, je les voyais dresser leurs jolies petites tetes et jeter un regard inquiet autour d'elles. Je me rappelai que la couverture de ma selle etait rouge. En l'etendant sur les branches d'un buisson de cactus, je reussirais peut-etre a les attirer. Ne voyant pas d'autre moyen, j'etais sur le point de retourner prendre ma couverture, quand tout a coup mes yeux s'arreterent sur sur une ligne de terre nue qui traversait la prairie, entre moi et l'endroit ou les animaux paissaient. C'etait une brisure dans la surface de la plaine, une route de buffalo ou le lit d'un arroyo. Dans tout les cas, c'etait le couvert dont j'avais besoin, car les antilopes n'en etaient pas a plus de cent yards, et s'en rapprochaient tout en broutant. Je quittai les buissons et me dirigeai, en me laissant glisser le long de la pente, vers le point ou l'enfoncement me paraissait le plus marque. La, a ma grande surprise, je me trouvai au bord d'un large arroyo, dont l'eau, claire et peu profonde, coulait doucement sur un lit de sable et de gypse. Les bords ne s'elevaient pas a plus de trois pieds du niveau, de l'eau, excepte a l'endroit ou l'escarpement venait rencontrer le courant. La, il y avait une elevation assez forte; je longeai la base, j'entrai dans le canal et me mis en devoir de le remonter. J'arrivai bientot, comme j'en avais l'intention, a la place ou le courant, apres avoir suivi une ligne parallele a l'escarpement, le traversait en le coupant a pic. La, je m'arretai, et regardai avec toutes sortes de precautions par-dessus le bord. Les antilopes s'etaient rapprochees a moins d'une portee de fusil de l'arroyo; mais elles etaient encore loin de mon poste. Elles continuaient a brouter tranquillement, insouciantes du danger. Je redescendis, et repris ma marche dans l'eau.
C'etait une rude besogne que de marcher dans cette voie. Le lit de la ravine etait forme d'une terre molle qui cedait sous le pied, et il me fallait eviter de faire le moindre bruit, sous peine d'effaroucher le gibier; mais j'etais soutenu dans mes efforts par la perspective d'avoir de la venaison fraiche pour mon souper. Apres avoir peniblement parcouru quelques cents yards, je me trouvai en face d'un petit buisson d'absinthe qui touchait a la rive.
—Je suis assez pres, pensai-je, et ceci me servira de couvert.
Tout doucement je me dressai jusqu'a ce que je pusse voir a travers les feuilles. La position etait excellente. J'epaulai mon fusil, et, visant au coeur du male, je lachai la detente. L'animal fit un bond et retomba sur le flanc, sans vie. J'etais sur le point de m'elancer pour m'assurer de ma proie, lorsque j'observai que la femelle, au lieu de s'enfuir comme je m'y attendais, s'approchait de son compagnon gisant, et flairait anxieusement