de Sel était furieux, Perrine désespérée.
«Vous voyez bien qu'il n'entrera pas, dit La Rouquerie, j'en donne trente francs parce que sa malice prouve que c'est un bon garçon; mais, dépêchez-vous de les prendre ou j'en achète un autre.»
Grain de Sel consulta Perrine d'un coup d'oeil, lui faisant en même temps signe qu'elle devait accepter. Cependant elle restait paralysée par la déception, sans pouvoir se décider, quand un sergent de ville vint lui dire rudement de débarrasser la rue:
«Avancez ou reculez, ne restez pas là.»
Comme elle ne pouvait pas avancer puisque Palikare ne le voulait pas, il fallait bien reculer; aussitôt qu'il comprit qu'elle renonçait à entrer, il se releva et la suivit avec une parfaite docilité en remuant les oreilles d'un air de contentement.
«Maintenant, dit La Rouquerie après avoir mis trente francs en pièces de cent sous dans la main de Perrine, il faut me conduire ce bonhomme-là chez moi, car je commence à le connaître, il serait bien capable de ne pas vouloir me suivre; la rue du Château-des- Rentiers n'est pas si loin.»
Mais Grain de Sel n'accepta pas cet arrangement, la course serait trop longue pour lui.
«Va avec madame, dit-il à Perrine, et ne te désole pas trop, ton âne ne sera pas malheureux avec elle, c'est une bonne femme.
— Et comment retrouver Charonne? dit-elle, se voyant perdue dans ce Paris, dont pour la première fois elle venait de pressentir l'immensité.
— Tu suivras les fortifications, rien de plus facile.»
En effet, la rue du Château-des-Rentiers n'est pas bien loin du
Marché aux chevaux, et il ne leur fallut pas longtemps pour
arriver devant un amas de bicoques qui ressemblaient à celles du
Champ Guillot.
Le moment de la séparation était venu, et ce fut en lui mouillant la tête de ses larmes qu'elle l'embrassa après l'avoir attaché dans une petite écurie.
«Il ne sera pas malheureux, je te le promets, dit La Rouquerie.
— Nous nous aimions tant!»
V
«Qu'allaient-elles faire de trente francs, quand c'était sur cent qu'elles avaient établi leurs calculs?»
Elle agita cette question en suivant tristement les fortifications depuis la Maison-Blanche jusqu'à Charonne, mais sans lui trouver de réponses acceptables; aussi, quand elle remit entre les mains de sa mère l'argent de La Rouquerie, ne savait-elle pas du tout à quoi et comment il allait être employé.
Ce fut sa mère qui en décida:
«Il faut partir, dit-elle, partir tout de suite pour Maraucourt,
— Es-tu assez bien?
— Il faut que je le sois. Nous n'avons que trop attendu, en espérant un rétablissement qui ne viendra pas… ici. Et en attendant nos ressources se sont épuisées, comme s'épuiseraient celles que la vente de notre pauvre Palikare nous procure. J'aurais voulu aussi ne pas nous présenter dans cet état de misère; mais peut-être que plus cette misère sera lamentable plus elle fera pitié. Il faut, il faut partir.
— Aujourd'hui?
— Aujourd'hui il est trop tard, nous arriverions en pleine nuit sans savoir où aller, mais demain matin. Ce soir tâche d'apprendre les heures du train et le prix des places: le chemin de fer est celui du Nord; la gare d'arrivée, Picquigny.
Perrine, embarrassée, consulta Grain de Sel qui lui dit, qu'en cherchant dans les tas de papiers, elle trouverait certainement un indicateur des chemins de fer, ce qui serait plus commode, et moins fatigant que d'aller à la gare du Nord, qui est bien loin de Charonne. Cet indicateur lui apprit qu'il y avait deux trains le matin: l'un à six heures, l'autre à dix heures, et que la place pour Picquigny en troisièmes classes coûtait neuf francs vingt- cinq.
«Nous partirons à dix heures, dit la mère, et nous prendrons une voiture, car je ne pourrais certainement pas aller à pied à la gare puisqu'elle est éloignée. J'aurai bien des forces jusqu'au fiacre.
Cependant elle n'en eut pas jusque-là, et quand, à neuf heures, elle voulut, en s'appuyant sur l'épaule de sa fille, gagner la voiture que Perrine avait été chercher, elle ne put pas y arriver, bien que la distance ne fût pas longue de leur chambre à la rue: le coeur lui manqua, et si Perrine ne l'avait pas soutenue elle serait tombée.
«Je vais me remettre, dit-elle faiblement, ne t'inquiète pas, cela va aller.»
Mais cela n'alla pas, et il fallut que la Marquise qui les regardait partir apportât une chaise; c'était un effort désespéré qui l'avait soutenue. Assise, elle eut une syncope, la respiration s'arrêta, la voix lui manqua.
«Il faudrait l'allonger, dit la Marquise, la frictionner; ce ne sera rien, ma fille, n'aie pas peur; va chercher La Carpe; à nous deux nous la porterons dans votre chambre; vous ne pouvez pas partir… tout de suite.»
C'était une femme d'expérience que la Marquise; presque aussitôt que la malade eut été allongée, le coeur reprit ses mouvements, et la respiration se rétablit; mais au bout d'un certain temps, comme elle voulut s'asseoir, une nouvelle défaillance se produisit.
«Vous voyez qu'il faut rester couchée, dit la Marquise sur le ton du commandement, vous partirez demain, et tout de suite vous prendrez une tasse de bouillon que je vais demander à La Carpe; car c'est son vice a ce muet-là que le bouillon, comme le vin est celui de monsieur notre propriétaire; hiver comme été, il se lève à cinq heures pour mettre son pot-au-feu, et fameux qu'il le fait! il n'y a pas beaucoup de bourgeois qui en mangent d'aussi bon.»
Sans attendre une réponse, elle entra chez leur voisin qui s'était remis au travail.
«Voulez-vous me donner une tasse de bouillon pour notre malade?» demanda-t-elle.
Ce fut par un sourire qu'il répondit, et tout de suite il ôta le couvercle de son pot en terre qui bouillottait dans la cheminée devant un petit feu de bois; alors comme le fumet du bouillon se répandait dans la pièce il regarda la Marquise, les yeux écarquillés, les narines dilatées avec une expression de béatitude en même temps que de fierté.
«Oui ça sent bon, dit-elle, et si ça pouvait sauver la pauvre femme, ça la sauverait; mais — elle baissa la voix, — vous savez, elle est bien mal; ça ne peut pas durer longtemps.»
La Carpe leva les bras au Ciel.
«C'est bien triste pour cette petite.»
La Carpe inclina la tête et étendit les bras par un geste qui disait:
«Qu'y pouvons-nous?»
Et de fait, ce qu'ils pouvaient, ils le faisaient l'un et l'autre, mais le malheur est chose si habituelle aux malheureux qu'ils ne s'en étonnent pas, pas plus qu'ils ne s'en révoltent. Qui d'eux n'a pas à souffrir en ce monde? Toi aujourd'hui, moi demain.
Quand le bol fut rempli, la Marquise l'emporta en trottinant pour ne pas perdre une goutte de bouillon.
«Prenez ça, ma chère dame, dit-elle en s'agenouillant auprès du matelas, et surtout ne bougez pas, entr'ouvrez seulement les lèvres.»
Délicatement, une cuillerée de bouillon lui fut versée dans la bouche; mais, au lieu de passer, elle provoqua des nausées et une nouvelle syncope qui se prolongea plus que les deux premières.
Décidément le bouillon n'était pas ce qui convenait, la Marquise le reconnut et, pour qu'il ne fût pas perdu, elle obligea Perrine à le boire.
«Vous aurez besoin de forces, ma petite, il faut vous soutenir.»
N'ayant pas, avec son bouillon, qui pour elle était le remède à tous les maux, obtenu le résultat