Hector Malot

En famille


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des tourbillons de fumée noire; de ces usines, des hangars, des chantiers sortaient des bruits formidables, des mugissements, des ronflements de machines, des sifflements aigus ou rauques, des échappements de vapeur, tandis que sur la route même, dans un épais nuage de poussière rousse, voitures, charrettes, tramways se suivaient, ou se croisaient en files serrées; et sur celles de ces charrettes qui avaient des bâches ou des prélarts l'inscription qui l'avait déjà frappée à la barrière de Bercy se répétait: «Usines de Maraucourt, Vulfran Paindavoine.»

      Paris ne finirait donc jamais! Elle n'en sortirait donc pas! Et ce n'était pas de la solitude des champs qu'elle avait peur, du silence de la nuit, des mystères de l'ombre, c'était de Paris, de ses maisons, de sa foule, de ses lumières.

      Une plaque bleue fixée à l'angle d'une maison lui apprit qu'elle entrait dans Saint-Denis alors qu'elle se croyait toujours à Paris, et cela lui donna bon espoir: après Saint-Denis commencerait certainement la campagne.

      Avant, d'en sortir, bien qu'elle ne se sentît aucun appétit, l'idée lui vint d'acheter un morceau de pain qu'elle mangerait avant de s'endormir, et elle entra chez un boulanger:

      «Voulez-vous me vendre une livre de pain?

      — Tu as de l'argent?» demanda la boulangère à qui sa tenue n'inspirait pas confiance.

      Elle mit sur le comptoir, derrière lequel la boulangère était assise, sa pièce de cinq francs.

      «Voici cinq francs; je vous prie de me rendre la monnaie.»

      Avant de couper la livre de pain qu'on lui demandait, la boulangère prit la pièce de cinq francs et l'examina.

      «Qu'est-ce que c'est que ça? demanda-t-elle en la faisant sonner sur le marbre du comptoir.

      — Vous voyez bien, c'est cinq francs.

      — Qu'est-ce qui t'a dit d'essayer de me passer cette pièce?

      — Personne; je vous demande une livre de pain pour mon dîner.

      — Eh bien tu n'en auras pas de pain, et je t'engage à filer au plus vite si tu ne veux pas que je te fasse arrêter.»

      Perrine n'était point en situation de tenir tête:

      «Pourquoi m'arrêter? balbutia-t-elle.

      — Parce que tu es une voleuse…

      — Oh! madame.

      — Qui veut me passer une pièce fausse. Vas-tu te sauver, voleuse, vagabonde. Attends un peu que j'appelle un sergent de ville.»

      Perrine avait conscience de n'être pas une voleuse, bien qu'elle ne sût pas si sa pièce était bonne ou fausse; mais vagabonde elle l'était puisqu'elle n'avait ni domicile ni parents. Que répondrait-elle au sergent de ville? Comment se défendrait-elle, si on l'arrêtait? Que ferait-on d'elle?

      Toutes ces questions lui traversèrent l'esprit avec la rapidité de l'éclair, cependant telle, était sa détresse qu'avant d'obéir à la peur qui commençait à la serrer à la gorge, elle pensa à sa pièce:

      «Si vous ne voulez, pas me donner du pain, au moins rendez-moi ma pièce, dit-elle en étendant la main.

      Pour que tu la passes ailleurs, n'est-ce pas? Je la garde, ta pièce. Si tu la veux, va chercher un sergent de ville, nous l'examinerons ensemble, En attendant, fiche-moi le camp et plus vite que ça, voleuse!»

      Les cris de la boulangère qui s'entendaient de la rue avaient arrêté trois ou quatre passants et des propos s'échangeaient entre eux curieusement:

      «Qu'est-ce que c'est?

      — C'te fille qui a voulu forcer le tiroir de la boulangère.

      — Elle marque mal.

      — N'y a donc jamais de police quand on en a besoin?»

      Affolée, Perrine se demandait si elle pourrait sortir; cependant on la laissa passer, mais en l'accompagnant d'injures et de huées, sans qu'elle osât se sauver à toutes jambes comme elle en avait envie, ni se retourner pour voir si on ne la poursuivait point.

      Enfin après quelques minutes, qui pour elle furent des heures, elle se trouva dans la campagne, et malgré tout elle respira: pas arrêtée! plus d'injures!

      Il est vrai qu'elle pouvait se dire aussi: pas de pain, plus d'argent; mais cela c'était l'avenir; et ceux qui, aux trois quarts noyés, remontent à la surface de l'eau, n'ont pas pour première pensée de se demander comment ils souperont le soir et dîneront le lendemain.

      Cependant après les premiers moments donnés au soulagement de la délivrance cette pensée du dîner s'imposa brutalement, sinon pour le soir même, en tout cas pour le lendemain et les jours suivants. Elle n'était pas assez enfant pour imaginer que la fièvre du chagrin la nourrirait toujours, et savait qu'on ne marche pas sans manger. En combinant son voyage elle n'avait compté pour rien les fatigues de la route, le froid des nuit et la chaleur du jour, tandis qu'elle comptait pour tout la nourriture que sa pièce de cinq francs lui assurait; mais maintenant qu'on venait de lui prendre ses cinq francs et qu'il ne lui restait plus qu'un sou, comment achèterait-elle la livre de pain qu'il lui fallait chaque jour? Que mangerait-elle?

      Instinctivement elle jeta un regard de chaque côté de la route où dans les champs; sous la lumière rasante du soleil couchant s'étalaient des cultures: des blés qui commençaient à fleurir, des betteraves qui verdoyaient, des oignons, des choux, des luzernes, des trèfles; mais rien de tout cela ne se mangeait, et d'ailleurs, alors même que ces champs eussent été plantés de melons mûrs ou de fraisiers chargés de fruits, à quoi cela lui eût-il servi? elle ne pouvait pas plus étendre la main pour cueillir melons et fraises qu'elle ne pouvait la tendre pour implorer la charité des passants; ni voleuse, ni mendiante, vagabonde.

      Ah! comme elle eût voulu en rencontrer une aussi misérable qu'elle pour lui demander de quoi vivent les vagabonds le long des chemins qui traversent les pays civilisés.

      Mais y avait-il au monde aussi misérable, aussi malheureuse qu'elle, seule, sans pain, sans toit, sans personne pour la soutenir, accablée, écrasée, le coeur étranglé, le corps enfiévré par le chagrin?

      Et cependant il fallait qu'elle marchât, sans savoir si au but une porte s'ouvrirait devant elle.

      Comment pourrait-elle arriver à ce but?

      Tous nous avons dans notre vie quotidienne des heures de vaillance ou d'abattement pendant lesquelles le fardeau que nous avons à traîner se fait ou plus lourd ou plus léger; pour elle c'était le soir qui l'attristait toujours, même sans raison; mais combien plus pesamment quand, à l'inconscient, s'ajoutait le poids des douleurs personnelles et immédiates qu'elle avait en ce moment à supporter!

      Jamais elle n'avait éprouvé pareil embarras à réfléchir, pareille difficulté à prendre parti; il lui semblait qu'elle était vacillante, comme une chandelle qui va s'éteindre sous le souffle d'un grand vent, s'abattant sans résistance possible tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, folle.

      Combien mélancolique était-elle cette belle et radieuse soirée d'été, sans nuages au ciel, sans souffle d'air, d'autant plus triste pour elle qu'elle était plus douce et plus gaie aux autres, aux villageois assis sur le pas de leur porte avec l'expression heureuse de la journée finie; aux travailleurs qui revenaient des champs et respiraient déjà la bonne odeur de la soupe du soir; même aux chevaux qui se hâtaient parce qu'ils sentaient l'écurie où ils allaient se reposer devant leur râtelier garni.

      Lorsqu'elle sortit de ce village, elle se trouva à la croisée de deux grandes routes qui toutes deux conduisaient à Calais, l'une par Moisselles, l'autre par Écouen, disait le poteau posé à leur intersection; ce fut celle-là qu'elle prit.

      VII

      Bien qu'elle commençât à avoir les jambes lasses et les pieds endoloris, elle eût voulu marcher encore, car à faire la route dans la fraîcheur