sergent. J’espérais, moi aussi, voir ma pauvre enfant, que je n’ai pas vue depuis deux mois, et l’embrasser… là, ce qui s’appelle crânement, comme un père embrasse sa fille. Mais oui! va te promener. Le service, ce service damné, me force à sortir. Il faut que j’aille à la Commune faire mon rapport. Un fiacre m’attend à la porte avec deux gendarmes, et cela juste au moment où ma pauvre Sophie va venir.
– Malheureux père! dit le sergent.
Ainsi l’amour de la patrie
Étouffe en toi la voix du sang.
L’une gémit et l’autre prie:
Au devoir immole…
– Dis donc, père Tison, si tu trouves par hasard une rime en ang, tu me la rapporteras. Elle me manque pour le moment.
– Et toi, citoyen sergent, quand ma fille viendra pour voir sa pauvre mère, qui meurt de ne pas la voir, tu la laisseras passer.
– L’ordre est en règle, répondit le sergent, que le lecteur a déjà reconnu sans doute pour notre ami Lorin; ainsi, je n’ai rien à dire; quand ta fille viendra, ta fille passera.
– Merci, brave Thermopyle, merci, dit Tison.
Et il sortit pour aller faire son rapport à la Commune, en murmurant:
– Ah! ma pauvre femme, va-t-elle être heureuse!
– Sais-tu, sergent, dit un garde national en voyant s’éloigner Tison et en entendant les paroles qu’il prononçait en s’éloignant, sais-tu que ça fait frissonner au fond, ces choses-là?
– Et quelles choses, citoyen Devaux? demanda Lorin.
– Comment donc! reprit le compatissant garde national, de voir cet homme au visage si dur, cet homme au cœur de bronze, cet impitoyable gardien de la reine, s’en aller la larme à l’œil, moitié de joie, moitié de douleur, en songeant que sa femme va voir sa fille, et que lui ne la verra pas! Il ne faut pas trop réfléchir là-dessus, sergent, car, en vérité, cela attriste…
– Sans doute, et voilà pourquoi il ne réfléchit pas lui-même, cet homme qui s’en va la larme à l’œil, comme tu dis.
– Et à quoi réfléchirait-il?
– Eh bien, qu’il y a trois mois aussi que cette femme qu’il brutalise sans pitié n’a vu son enfant. Il ne songe pas à son malheur, à elle; il songe à son malheur, à lui; voilà tout. Il est vrai que cette femme était reine, continua le sergent d’un ton railleur, dont il eût été difficile d’interpréter le sens, et qu’on n’est point forcé d’avoir pour une reine les égards qu’on a pour la femme d’un journalier.
– N’importe, tout cela est fort triste, dit Devaux.
– Triste, mais nécessaire, dit Lorin; le mieux donc est, comme tu l’as dit, de ne pas réfléchir…
Et il se mit à fredonner:
Hier Nicette,
Sous des bosquets
Sombres et frais,
Marchait seulette.
Lorin en était là de sa chanson bucolique, quand, tout à coup, un grand bruit se fit entendre du côté gauche du poste: il se composait de jurements, de menaces et de pleurs.
– Qu’est-ce que cela? demanda Devaux.
– On dirait d’une voix d’enfant, répondit Lorin en écoutant.
– En effet, reprit le garde national, c’est un pauvre petit que l’on bat; en vérité, on ne devrait envoyer ici que ceux qui n’ont pas d’enfants.
– Veux-tu chanter? dit une voix rauque et avinée.
Et la voix chanta, comme pour donner l’exemple:
Madam’Veto avait promis
De faire égorger tout Paris…
– Non, dit l’enfant, je ne chanterai pas.
– Veux-tu chanter? Et la voix recommença:
Madam’Veto avait promis…
– Non, dit l’enfant; non, non, non.
– Ah! petit gueux! dit la voix rauque.
Et un bruit de lanière sifflante fendit l’air. L’enfant poussa un hurlement de douleur.
– Ah! sacrebleu! dit Lorin, c’est cet infâme Simon qui bat le petit Capet.
Quelques gardes nationaux haussèrent les épaules, deux ou trois essayèrent de sourire. Devaux se leva et s’éloigna.
– Je le disais bien, murmura-t-il, que des pères ne devraient jamais entrer ici.
Tout à coup une porte basse s’ouvrit, et l’enfant royal, chassé par le fouet de son gardien, fit, en fuyant, plusieurs pas dans la cour; mais, derrière lui, quelque chose de lourd retentit sur le pavé et l’atteignit à la jambe.
– Ah! cria l’enfant.
Et il trébucha et tomba sur un genou.
– Rapporte-moi ma forme, petit monstre, ou sinon…
L’enfant se releva et secoua la tête en manière de refus.
– Ah! c’est comme ça? cria la même voix. Attends, attends, tu vas voir.
Et le savetier Simon déboucha de sa loge, comme une bête fauve de sa tanière.
– Holà! holà! dit Lorin en fronçant le sourcil; où allons-nous comme cela, maître Simon?
– Châtier ce petit louveteau, dit le savetier.
– Et pourquoi le châtier? dit Lorin.
– Pourquoi?
– Oui.
– Parce que ce petit gueux ne veut ni chanter comme un bon patriote, ni travailler comme un bon citoyen.
– Eh bien, qu’est-ce que cela te fait? répondit Lorin; est-ce que la nation t’a confié Capet pour lui apprendre à chanter?
– Ah çà! dit Simon étonné, de quoi te mêles-tu, citoyen sergent? Je te le demande.
– De quoi je me mêle? Je me mêle de ce qui regarde tout homme de cœur. Or, il est indigne d’un homme de cœur qui voit battre un enfant, de souffrir qu’on le batte.
– Bah! le fils du tyran.
– Est un enfant, un enfant qui n’a point participé aux crimes de son père, un enfant qui n’est point coupable, et que, par conséquent, on ne doit point punir.
– Et moi, je te dis qu’on me l’a donné pour en faire ce que je voudrais. Je veux qu’il chante la chanson de Madame Veto, et il la chantera.
– Mais, misérable, dit Lorin, madame Veto, c’est sa mère, à cet enfant; voudrais-tu qu’on forçât ton fils à chanter que tu es une canaille?
– Moi? hurla Simon. Ah! mauvais aristocrate de sergent!
– Ah! pas d’injures, dit Lorin; je ne suis pas Capet, moi… et l’on ne me fait pas chanter de force.
– Je te ferai arrêter, mauvais ci-devant.
– Toi, dit Lorin, tu me feras arrêter? Essaye donc un peu de faire arrêter un Thermopyle!
– Bon! bon! rira bien qui rira le dernier. En attendant, Capet, ramasse ma forme et viens faire ton soulier, ou, mille tonnerres!…
– Et moi, dit Lorin en pâlissant affreusement et en faisant un pas en avant, les poings roidis et les dents serrées, moi, je te dis qu’il ne ramassera pas ta forme; moi, je te dis qu’il ne fera pas de souliers, entends-tu, mauvais drôle? Ah! oui, tu as là ton grand sabre, mais il ne me fait pas plus peur que toi. Ose le tirer seulement!
– Ah! massacre! hurla Simon