ne dis rien; mais tu soupires.
L’amour est dans tes yeux,
l’amour est dans ton cœur.
Maurice mit la main à sa poche pour chercher sa clef. C’était le moyen qu’il avait adopté pour mettre une digue à la verve poétique de son ami. Mais celui-ci vit le mouvement et s’enfuit en riant.
– À propos, dit Lorin en se retournant après quelques pas, tu es encore pour trois jours au Temple, Maurice; je te recommande le petit Capet.
XII. Amour
En effet, Maurice vivait bien heureux et bien malheureux à la fois au bout de quelque temps. Il en est toujours ainsi au commencement des grandes passions.
Son travail du jour à la section Lepelletier, ses visites du soir à la vieille rue Saint-Jacques, quelques apparitions çà et là au club des Thermopyles remplissaient toutes ses journées.
Il ne se dissimulait pas que voir Geneviève tous les soirs, c’était boire à longs traits un amour sans espérance.
Geneviève était une de ces femmes, timides et faciles en apparence, qui tendent franchement la main à un ami, approchent innocemment leur front de ses lèvres avec la confiance d’une sœur ou l’ignorance d’une vierge, et devant qui les mots d’amour semblent des blasphèmes et les désirs matériels des sacrilèges.
Si, dans les rêves les plus purs que la première manière de Raphaël a fixés sur la toile, il est une Madone aux lèvres souriantes, aux yeux chastes, à l’expression céleste, c’est celle-là qu’il faut emprunter au divin élève de Pérugin pour en faire le portrait de Geneviève.
Au milieu de ses fleurs, dont elle avait la fraîcheur et le parfum, isolée des travaux de son mari, et de son mari lui-même, Geneviève apparaissait à Maurice, chaque fois qu’il la voyait, comme une énigme vivante dont il ne pouvait deviner le sens et dont il n’osait demander le mot.
Un soir que, comme d’habitude, il était demeuré seul avec elle, que tous deux étaient assis à cette croisée par laquelle il était entré une nuit si bruyamment et si précipitamment, que les parfums des lilas en fleurs flottaient sur cette douce brise qui succède au radieux coucher du soleil, Maurice, après un long silence, et après avoir, pendant ce silence, suivi l’œil intelligent et religieux de Geneviève, qui regardait poindre une étoile d’argent dans l’azur du ciel, se hasarda à lui demander comment il se faisait qu’elle fût si jeune, quand son mari avait déjà passé l’âge moyen de la vie; si distinguée, quand tout annonçait chez son mari une éducation, une naissance vulgaires; si poétique enfin, quand son mari était si attentif à peser, à étendre et à teindre les peaux de sa fabrique.
– Chez un maître tanneur, enfin, pourquoi, demanda Maurice, cette harpe, ce piano, ces pastels que vous m’avez avoué être votre ouvrage? Pourquoi, enfin, cette aristocratie que je déteste chez les autres, et que j’adore chez vous?
Geneviève fixa sur Maurice un regard plein de candeur.
– Merci, dit-elle, de cette question: elle me prouve que vous êtes un homme délicat et que vous ne vous êtes jamais informé de moi à personne.
– Jamais, madame, dit Maurice; j’ai un ami dévoué qui mourrait pour moi, j’ai cent camarades qui sont prêts à marcher partout où je les conduirai; mais de tous ces cœurs, lorsqu’il s’agit d’une femme, et d’une femme comme Geneviève surtout, je n’en connais qu’un seul auquel je me fie, et c’est le mien.
– Merci, Maurice, dit la jeune femme. Je vous apprendrai moi-même alors tout ce que vous désirez savoir.
– Votre nom de jeune fille, d’abord? demanda Maurice. Je ne vous connais que sous votre nom de femme.
Geneviève comprit l’égoïsme amoureux de cette question et sourit.
– Geneviève du Treilly, dit-elle.
Maurice répéta:
– Geneviève du Treilly!
– Ma famille, continua Geneviève, était ruinée depuis la guerre d’Amérique, à laquelle avaient pris part mon père et mon frère aîné.
– Gentilshommes tous deux? dit Maurice.
– Non, non, dit Geneviève en rougissant.
– Vous m’avez dit cependant que votre nom de jeune fille était Geneviève du Treilly.
– Sans particule, monsieur Maurice; ma famille était riche, mais ne tenait en rien à la noblesse.
– Vous vous défiez de moi, dit en souriant le jeune homme.
– Oh! non, non, reprit Geneviève. En Amérique, mon père s’était lié avec le père de M. Morand; M. Dixmer était l’homme d’affaires de M. Morand. Nous voyant ruinés, et sachant que M. Dixmer avait une fortune indépendante, M. Morand le présenta à mon père, qui me le présenta à son tour. Je vis qu’il y avait d’avance un mariage arrêté, je compris que c’était le désir de ma famille; je n’aimais ni n’avais jamais aimé personne; j’acceptai. Depuis trois ans, je suis la femme de Dixmer, et, je dois le dire, depuis trois ans, mon mari a été pour moi si bon, si excellent, que, malgré cette différence de goûts et d’âge que vous remarquez, je n’ai jamais éprouvé un seul instant de regret.
– Mais, dit Maurice, lorsque vous épousâtes M. Dixmer, il n’était point encore à la tête de cette fabrique?
– Non; nous habitions à Blois. Après le 10 août, M. Dixmer acheta cette maison et les ateliers qui en dépendent; pour que je ne fusse point mêlée aux ouvriers, pour m’épargner jusqu’à la vue de choses qui eussent pu blesser mes habitudes, comme vous le disiez, Maurice, un peu aristocratiques, il me donna ce pavillon, où je vis seule, retirée, selon mes goûts, selon mes désirs, et heureuse, quand un ami comme vous, Maurice, vient distraire ou partager mes rêveries.
Et Geneviève tendit à Maurice une main que celui-ci baisa avec ardeur. Geneviève rougit légèrement.
– Maintenant, mon ami, dit-elle en retirant sa main, vous savez comment je suis la femme de M. Dixmer.
– Oui, reprit Maurice en regardant fixement Geneviève; mais vous ne me dites point comment M. Morand est devenu l’associé de M. Dixmer.
– Oh! c’est bien simple, dit Geneviève. M. Dixmer, comme je vous l’ai dit, avait quelque fortune, mais point assez, cependant, pour prendre à lui seul une fabrique de l’importance de celle-ci. Le fils de M. Morand, son protecteur, comme je vous l’ai dit, cet ami de mon père, comme vous vous le rappelez, a fait la moitié des fonds; et, comme il avait des connaissances en chimie, il s’est adonné à l’exploitation avec cette activité que vous avez remarquée, et grâce à laquelle le commerce de M. Dixmer, chargé par lui de toute la partie matérielle, a pris une immense extension.
– Et, dit Maurice, M. Morand est aussi un de vos bons amis, n’est-ce pas, madame?
– M. Morand est une noble nature, un des cœurs les plus élevés qui soient sous le ciel, répondit gravement Geneviève.
– S’il ne vous en a donné d’autres preuves, dit Maurice un peu piqué de cette importance que la jeune femme accordait à l’associé de son mari, que de partager les frais d’établissement avec M. Dixmer, et d’inventer une nouvelle teinture pour le maroquin, permettez-moi de vous faire observer que l’éloge que vous faites de lui est bien pompeux.
– Il m’en a donné d’autres preuves, monsieur, dit Geneviève.
– Mais il est encore jeune, n’est-ce pas? demanda Maurice, quoiqu’il soit difficile, grâce à ses lunettes vertes, de dire quel âge il a.
– Il a trente-cinq ans.
– Vous vous connaissez depuis longtemps?
– Depuis notre enfance.
Maurice se mordit les lèvres. Il avait toujours soupçonné Morand