Alexandre Dumas

Le comte de Monte Cristo


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vous êtes bien sûr que c’était votre malheur qu’il plaignait?

      – Il m’a donné une grande preuve de sa sympathie, du moins.

      – Laquelle?

      – Il a brûlé la seule pièce qui pouvait me compromettre.

      – Laquelle? la dénonciation?

      – Non, la lettre.

      – Vous en êtes sûr?

      – Cela s’est passé devant moi.

      – C’est autre chose; cet homme pourrait être un plus profond scélérat que vous ne croyez.

      – Vous me faites frissonner, sur mon honneur! dit Dantès, le monde est-il donc peuplé de tigres et de crocodiles?

      – Oui; seulement, les tigres et les crocodiles à deux pieds sont plus dangereux que les autres.

      – Continuons, continuons.

      – Volontiers; il a brûlé la lettre, dites-vous?

      – Oui, en me disant: «Vous voyez, il n’existe que cette preuve-là contre vous, et je l’anéantis.»

      – Cette conduite est trop sublime pour être naturelle.

      – Vous croyez?

      – J’en suis sûr. À qui cette lettre était-elle adressée?

      – À M. Noirtier, rue Coq-Héron, no 13, à Paris.

      – Pouvez-vous présumer que votre substitut eût quelque intérêt à ce que cette lettre disparût?

      – Peut-être; car il m’a fait promettre deux ou trois fois, dans mon intérêt, disait-il, de ne parler à personne de cette lettre, et il m’a fait jurer de ne pas prononcer le nom qui était inscrit sur l’adresse.

      – Noirtier? répéta l’abbé… Noirtier? j’ai connu un Noirtier à la cour de l’ancienne reine d’Étrurie, un Noirtier qui avait été girondin sous la révolution. Comment s’appelait votre substitut, à vous?

      – De Villefort.»

      L’abbé éclata de rire.

      Dantès le regarda avec stupéfaction.

      «Qu’avez-vous? dit-il.

      – Voyez-vous ce rayon du jour? demanda l’abbé.

      – Oui.

      – Eh bien, tout est plus clair pour moi maintenant que ce rayon transparent et lumineux. Pauvre enfant, pauvre jeune homme! et ce magistrat a été bon pour vous.

      – Oui.

      – Ce digne substitut a brûlé, anéanti la lettre?

      – Oui.

      – Cet honnête pourvoyeur du bourreau vous a fait jurer de ne jamais prononcer de nom de Noirtier?

      – Oui.

      – Ce Noirtier, pauvre aveugle que vous êtes, savez-vous ce que c’était que ce Noirtier? «Ce Noirtier, c’était son père!»

      La foudre, tombée aux pieds de Dantès et lui creusant un abîme au fond duquel s’ouvrait l’enfer, lui eût produit un effet moins prompt, moins électrique, moins écrasant, que ces paroles inattendues; il se leva, saisissant sa tête à deux mains comme pour l’empêcher d’éclater.

      «Son père! son père! s’écria-t-il.

      – Oui, son père, qui s’appelle Noirtier de Villefort», reprit l’abbé.

      Alors une lumière fulgurante traversa le cerveau du prisonnier, tout ce qui lui était demeuré obscur fut à l’instant même éclairé d’un jour éclatant. Ces tergiversations de Villefort pendant l’interrogatoire, cette lettre détruite, ce serment exigé, cette voix presque suppliante du magistrat qui, au lieu de menacer, semblait implorer, tout lui revint à la mémoire; il jeta un cri, chancela un instant comme un homme ivre; puis, s’élançant par l’ouverture qui conduisait de la cellule de l’abbé à la sienne:

      «Oh! dit-il, il faut que je sois seul pour penser à tout cela.»

      Et, en arrivant dans son cachot, il tomba sur son lit, où le porte-clefs le retrouva le soir, assis, les yeux fixes, les traits contractés, mais immobile et muet comme une statue.

      Pendant ces heures de méditation, qui s’étaient écoulées comme des secondes, il avait pris une terrible résolution et fait un formidable serment.

      Une voix tira Dantès de cette rêverie, c’était celle de l’abbé Faria, qui, ayant reçu à son tour la visite de son geôlier, venait inviter Dantès à souper avec lui. Sa qualité de fou reconnu, et surtout de fou divertissant, valait au vieux prisonnier quelques privilèges, comme celui d’avoir du pain un peu plus blanc et un petit flacon de vin le dimanche. Or, on était justement arrivé au dimanche, et l’abbé venait inviter son jeune compagnon à partager son pain et son vin.

      Dantès le suivit: toutes les lignes de son visage s’étaient remises et avaient repris leur place accoutumée, mais avec une raideur et une fermeté, si l’on peut le dire, qui accusaient une résolution prise. L’abbé le regarda fixement.

      «Je suis fâché de vous avoir aidé dans vos recherches et de vous avoir dit ce que je vous ai dit, fit-il.

      – Pourquoi cela? demanda Dantès.

      – Parce que je vous ai infiltré dans le cœur un sentiment qui n’y était point: la vengeance.»

      Dantès sourit.

      «Parlons d’autre chose», dit-il.

      L’abbé le regarda encore un instant et hocha tristement la tête; puis, comme l’en avait prié Dantès, il parla d’autre chose.

      Le vieux prisonnier était un de ces hommes dont la conversation, comme celle des gens qui ont beaucoup souffert, contient des enseignements nombreux et renferme un intérêt soutenu; mais elle n’était pas égoïste, et ce malheureux ne parlait jamais de ses malheurs.

      Dantès écoutait chacune de ses paroles avec admiration: les unes correspondaient à des idées qu’il avait déjà et à des connaissances qui étaient du ressort de son état de marin, les autres touchaient à des choses inconnues, et, comme ces aurores boréales qui éclairent les navigateurs dans les latitudes australes, montraient au jeune homme des paysages et des horizons nouveaux, illuminés de lueurs fantastiques. Dantès comprit le bonheur qu’il y aurait pour une organisation intelligente à suivre cet esprit élevé sur les hauteurs morales, philosophiques ou sociales sur lesquelles il avait l’habitude de se jouer.

      «Vous devriez m’apprendre un peu de ce que vous savez, dit Dantès, ne fût-ce que pour ne pas vous ennuyer avec moi. Il me semble maintenant que vous devez préférer la solitude à un compagnon sans éducation et sans portée comme moi. Si vous consentez à ce que je vous demande, je m’engage à ne plus vous parler de fuir.»

      L’abbé sourit.

      «Hélas! mon enfant, dit-il, la science humaine est bien bornée, et quand je vous aurai appris les mathématiques, la physique, l’histoire et les trois ou quatre langues vivantes que je parle, vous saurez ce que je sais: or, toute cette science, je serai deux ans à peine à la verser de mon esprit dans le vôtre.

      – Deux ans! dit Dantès, vous croyez que je pourrais apprendre toutes ces choses en deux ans?

      – Dans leur application, non; dans leurs principes, oui: apprendre n’est pas savoir; il y a les sachants et les savants: c’est la mémoire qui fait les uns, c’est la philosophie qui fait les autres.

      – Mais ne peut-on apprendre la philosophie?

      – La philosophie ne s’apprend pas; la philosophie est la réunion des sciences acquises au génie qui les applique: la philosophie, c’est le nuage éclatant sur lequel le Christ a posé le pied pour remonter au ciel.

      – Voyons,