hiver. Combien ils sont déchus de cette majesté paisible qui, répandue sur l’assemblée des pingouins, la rendait semblable au sénat d’une sage république!
Regarde, mon fils Bulloch, du côté de la Surelle. Il se trouve précisément dans la fraîche vallée une douzaine d’hommes pingouins, occupés à s’assommer les uns les autres avec des bêches et des pioches dont il vaudrait mieux qu’ils travaillassent la terre. Cependant, plus cruelles que les hommes, les femmes déchirent de leurs ongles le visage de leurs ennemis. Hélas! mon fils Bulloch, pourquoi se massacrent-ils ainsi?
– Par esprit d’association, mon père, et prévision de l’avenir, répondit Bulloch. Car l’homme est par essence prévoyant et sociable. Tel est son caractère. Il ne peut se concevoir sans une certaine appropriation des choses. Ces pingouins que vous voyez, ô maître, s’approprient des terres.
– Ne pourraient-ils se les approprier avec moins de violence? demanda le vieillard. Tout en combattant, ils échangent des invectives et des menaces. Je ne distingue pas leurs paroles. Elles sont irritées, à en juger par le ton.
– Ils s’accusent réciproquement de vol et d’usurpation, répondit Bulloch. Tel est le sens général de leurs discours.
À ce moment, le saint homme Maël, joignant les mains, poussa un grand soupir:
– Ne voyez-vous pas, mon fils, s’écria-t-il, ce furieux qui coupe avec ses dents le nez de son adversaire terrassé, et cet autre qui broie la tête d’une femme sous une pierre énorme?
– Je les vois, répondit Bulloch. Ils créent le droit; ils fondent la propriété; ils établissent les principes de la civilisation, les bases des sociétés et les assises de l’Etat.
– Comment cela? demanda le vieillard Maël.
– En bornant leurs champs. C’est l’origine de toute police. Vos pingouins, ô maître, accomplissent la plus auguste des fonctions. Leur oeuvre sera consacrée à travers les siècles par les légistes, protégée et confirmée par les magistrats.
Tandis que le moine Bulloch prononçait ces paroles, un grand pingouin à la peau blanche, au poil roux, descendait dans la vallée, un tronc d’arbre sur l’épaule. S’approchant d’un petit pingouin, tout brûlé du soleil, qui arrosait ses laitues, il lui cria:
– Ton champ est à moi!
Et, ayant prononcé cette parole puissante, il abattit sa massue sur la tête du petit pingouin, qui tomba mort sur la terre cultivée par ses mains.
À ce spectacle, le saint homme Maël frémit de tout son corps et versa des larmes abondantes.
Et d’une voix étouffée par l’horreur et la crainte, il adressa au ciel cette prière:
– Mon Dieu, mon Seigneur, ô toi qui reçus les sacrifices du jeune Abel, toi qui maudis Caïn, venge, Seigneur, cet innocent pingouin, immolé sur son champ, et fais sentir au meurtrier le poids de ton bras. Est-il crime plus odieux, est-il plus grave offense à ta justice, ô Seigneur, que ce meurtre et ce vol?
– Prenez garde, mon père, dit Bulloch avec douceur, que ce que vous appelez le meurtre et le vol est en effet la guerre et la conquête, fondements sacrés des empires et sources de toutes les vertus et de toutes les grandeurs humaines. Considérez surtout qu’en blâmant le grand pingouin, vous attaquez la propriété dans son origine et son principe. Je n’aurai pas de peine à vous le démontrer. Cultiver la terre est une chose, posséder la terre en est une autre. Et ces deux choses ne doivent pas être confondues. En matière de propriété, le droit du premier occupant est incertain et mal assis. Le droit de conquête, au contraire, repose sur des fondements solides. Il est le seul respectable parce qu’il est le seul qui se fasse respecter. La propriété a pour unique et glorieuse origine la force. Elle naît et se conserve par la force. En cela elle est auguste et ne cède qu’à une force plus grande. C’est pourquoi il est juste de dire que quiconque possède est noble. Et ce grand homme roux, en assommant un laboureur pour lui prendre son champ, vient de fonder à l’instant une très noble maison sur cette terre. Je veux l’en féliciter.
Ayant ainsi parlé, Bulloch s’approcha du grand pingouin qui, debout au bord du sillon ensanglanté, s’appuyait sur sa massue.
Et s’étant incliné jusqu’à terre:
– Seigneur Greatauk, prince très redouté, lui dit-il, je viens vous rendre hommage, comme au fondateur d’une puissance légitime et d’une richesse héréditaire. Enfoui dans votre champ, le crâne du vil pingouin que vous avez abattu attestera à jamais les droits sacrés de votre postérité sur cette terre anoblie par vous. Heureux vos fils et les fils de vos fils! Ils seront Greatauk ducs du Skull, et ils domineront sur l’île d’Alca.
Puis, élevant la voix, et se tournant vers le saint vieillard Maël:
– Mon père, bénissez Greatauk. Car toute puissance vient de Dieu.
Maël restait immobile et muet, les yeux levés vers le ciel: il éprouvait une incertitude douloureuse à juger la doctrine du moine Bulloch. C’est pourtant cette doctrine qui devait prévaloir aux époques de haute civilisation. Bulloch peut être considéré comme le créateur du droit civil en Pingouinie.
CHAPITRE IV. LA PREMIÈRE ASSEMBLÉE DES ÉTATS DE PINGOUINIE.
– Mon fils Bulloch, dit le vieillard Maël, nous devons faire le dénombrement des Pingouins et inscrire le nom de chacun d’eux dans un livre.
– Rien n’est plus urgent, répondit Bulloch; il ne peut y avoir de bonne police sans cela.
Aussitôt l’apôtre, avec le concours de douze religieux, fit procéder au recensement du peuple.
Et le vieillard Maël dit ensuite:
– Maintenant que nous tenons registre de tous les habitants, il convient, mon fils Bulloch, de lever un impôt équitable, afin de subvenir aux dépenses publiques et à l’entretien de l’abbaye. Chacun doit contribuer selon ses moyens. C’est pourquoi, mon fils, convoquez les Anciens d’Alca, et d’accord avec eux nous établirons l’impôt.
Les Anciens, ayant été convoqués, se réunirent, au nombre de trente, dans la cour du moustier de bois, sous le grand sycomore. Ce furent les premiers États de Pingouinie. Ils étaient formés aux trois quarts des gros paysans de la Surelle et du Clange. Greatauk, comme le plus noble des Pingouins, s’assit sur la plus haute pierre.
Le vénérable Maël prit place au milieu de ses religieux et prononça ces paroles:
– Enfants, le Seigneur donne, quand il lui plaît, les richesses aux hommes et les leur retire. Or, je vous ai rassemblés pour lever sur le peuple des contributions afin de subvenir aux dépenses publiques et à l’entretien des religieux. J’estime que ces contributions doivent être en proportion de la richesse de chacun. Donc celui qui a cent boeufs en donnera dix; celui qui en a dix en donnera un.
Quand le saint homme eut parlé, Morio, laboureur à Anis-sur-Clange, un des plus riches hommes parmi les Pingouins, se leva et dit:
– O Maël, ô mon père, j’estime qu’il est juste que chacun contribue aux dépenses publiques et aux frais de l’Église. Pour ce qui est de moi, je suis prêt à me dépouiller de tout ce que je possède dans l’intérêt de mes frères pingouins et, s’il le fallait, je donnerais de grand coeur jusqu’à ma chemise. Tous les anciens du peuple sont disposés, comme moi, à faire le sacrifice de leurs biens; et l’on ne saurait douter de leur dévouement absolu au pays et à la religion. Il faut donc considérer uniquement l’intérêt public et faire ce qu’il commande. Or ce qu’il commande, ô mon père, ce qu’il exige, c’est de ne pas beaucoup demander à ceux qui possèdent beaucoup; car alors les riches seraient moins riches et les pauvres plus pauvres. Les pauvres vivent du bien des riches; c’est pourquoi ce bien est sacré. N’y touchez pas: ce serait méchanceté gratuite. À prendre aux riches, vous ne retireriez pas grand profit, car ils ne sont guère nombreux; et vous vous priveriez, au contraire, de toutes ressources, en plongeant le pays dans la misère. Tandis que, si vous demandez un