Anatole France

L'île des pingouins


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riches. Et comment serait-il possible de proportionner l’impôt à la richesse? Hier j’avais deux cents boeufs; aujourd’hui j’en ai soixante, demain j’en aurais cent. Clunic a trois vaches, mais elles sont maigres; Nicclu n’en a que deux, mais elles sont grasses. De Clunic ou de Nicclu quel est le plus riche? Les signes de l’opulence sont trompeurs. Ce qui est certain, c’est que tout le monde boit et mange. Imposez les gens d’après ce qu’ils consomment. Ce sera la sagesse et ce sera la justice.

      Ainsi parla Morio, aux applaudissements des Anciens.

      – Je demande qu’on grave ce discours sur des tables d’airain, s’écria le moine Bulloch. Il est dicté pour l’avenir; dans quinze cents ans, les meilleurs entre les Pingouins ne parleront pas autrement.

      Les Anciens applaudissaient encore, lorsque Greatauk, la main sur le pommeau de l’épée, fit cette brève déclaration:

      – Étant noble, je ne contribuerai pas; car contribuer est ignoble. C’est à la canaille à payer.

      Sur cet avis, les Anciens se séparèrent en silence.

      Ainsi qu’à Rome, il fut procédé au cens tous les cinq ans; et l’on s’aperçut, par ce moyen, que la population s’accroissait rapidement. Bien que les enfants y mourussent en merveilleuse abondance et que les famines et les pestes vinssent avec une parfaite régularité dépeupler des villages entiers, de nouveaux Pingouins, toujours plus nombreux, contribuaient par leur misère privée à la prospérité publique.

      CHAPITRE V. LES NOCES DE KRAKEN ET D’ORBEROSE

      En ce temps-là, vivait dans l’île d’Alca un homme pingouin dont le bras était robuste et l’esprit subtil. Il se nommait Kraken et avait sa demeure sur le rivage des Ombres, où les habitants de l’île ne s’aventuraient jamais, par crainte des serpents nichés au creux des roches et de peur d’y rencontrer les âmes des Pingouins morts sans baptême qui, semblables à des flammes livides et traînant de longs gemissements, erraient, la nuit, sur le rivage désolé. Car on croyait communément, mais sans preuves, que, parmi les Pingouins changés en hommes à la prière du bienheureux Maël, plusieurs n’avaient pas reçu le baptême et revenaient après leur mort pleurer dans la tempête. Kraken habitait sur la côte sauvage une caverne inaccessible. On n’y pénétrait que par un souterrain naturel de cent pieds de long dont un bois épais cachait l’entrée.

      Or un soir que Kraken cheminait à travers la campagne déserte, il rencontra, par hasard, une jeune pingouine, pleine de grâce. C’était celle-là même que, naguère, le moine Magis avait habillée de sa main, et qui la première avait porté des voiles pudiques. En souvenir du jour où la foule émerveillée des Pingouins l’avait vue fuir glorieusement dans sa robe couleur d’aurore, cette vierge avait reçu le nom d’Orberose[3].

      À la vue de Kraken, elle poussa un cri d’épouvante et s’élança pour lui échapper. Mais le héros la saisit par les voiles qui flottaient derrière elle et lui adressa ces paroles:

      – Vierge, dis-moi ton nom, ta famille, ton pays.

      Cependant Orberose regardait Kraken avec épouvante.

      – Est-ce vous que je vois, seigneur, lui demanda-t-elle en tremblant, ou n’est-ce pas plutôt votre âme indignée?

      Elle parlait ainsi parce que les habitants d’Alca, n’ayant plus de nouvelles de Kraken depuis qu’il habitait le rivage des Ombres, le croyaient mort et descendu parmi les démons de la nuit.

      – Cesse de craindre, fille d’Alca, répondit Kraken. Car celui qui te parle n’est pas une âme errante, mais un homme plein de force et de puissance. Je posséderai bientôt de grandes richesses.

      Et la jeune Orberose demanda:

      – Comment penses-tu acquérir de grandes richesses, ô Kraken, étant fils des Pingouins?

      – Par mon intelligence, répondit Kraken.

      – Je sais, fit Orberose, que du temps que tu habitais parmi nous, tu étais renommé pour ton adresse à la chasse et à la pêche. Personne ne t’égalait dans l’art de prendre le poisson dans un filet ou de percer de flèches les oiseaux rapides.

      – Ce n’était là qu’une industrie vulgaire et laborieuse, ô jeune fille. J’ai trouvé le moyen de me procurer sans fatigue de grands biens. Mais, dis-moi qui tu es.

      – Je me nomme Orberose, répondit la jeune fille.

      – Comment te trouvais-tu si loin de ta demeure, dans la nuit?

      – Kraken, ce ne fut pas sans la volonté du Ciel.

      – Que veux-tu dire, Orberose?

      – Que le ciel, ô Kraken, me mit sur ton chemin, j’ignore pour quelle raison.

      Kraken la contempla longtemps dans un sombre silence.

      Puis il lui dit avec douceur:

      – Orberose, viens dans ma maison, c’est celle du plus ingénieux et du plus brave entre les fils des Pingouins. Si tu consens à me suivre, je ferai de toi ma compagne.

      Alors, baissant les yeux, elle murmura:

      – Je vous suivrai, seigneur.

      C’est ainsi que la belle Orberose devint la compagne du héros Kraken. Cet hymen ne fut point célébré par des chants et des flambeaux, parce que Kraken ne consentait point à se montrer au peuple des Pingouins; mais, caché dans sa caverne, il formait de grands desseins.

      CHAPITRE VI. LE DRAGON D’ALCA

      «Nous allâmes ensuite visiter le cabinet d’histoire naturelle.... L’administrateur nous montra une espèce de paquet empaillé qu’il nous dit renfermer le squelette d’un dragon: preuve, ajouta-t-il, que le dragon n’est pas un animal fabuleux.»

Mémoires de Jacques Casanova. Paris, 1843, t. IV, pp. 404, 405.

      Cependant les habitants d’Alca exerçaient les travaux de la paix. Ceux de la côte septentrionale allaient dans des barques pêcher les poissons et les coquillages. Les laboureurs des Dombes cultivaient l’avoine, le seigle et le froment. Les riches Pingouins de la vallée des Dalles élevaient des animaux domestiques et ceux de la baie des Plongeons cultivaient leurs vergers. Des marchands de Port-Alca faisaient avec l’Armorique le commerce des poissons salés. Et l’or des deux Bretagnes, qui commençait à s’introduire dans l’île, y facilitait les échanges. Le peuple pingouin jouissait dans une tranquillité profonde du fruit de son travail quand, tout à coup, une rumeur sinistre courut de village en village. On apprit partout à la fois qu’un dragon affreux avait ravagé deux fermes dans la baie des Plongeons.

      Peu de jours auparavant la vierge Orberose avait disparu. On ne s’était pas inquiété tout de suite de son absence parce qu’elle avait été enlevée plusieurs fois par des hommes violents et pleins d’amour. Et les sages ne s’en étonnaient pas, considérant que cette vierge était la plus belle des Pingouines. On remarquait même qu’elle allait parfois au devant de ses ravisseurs, car nul ne peut échapper à sa destinée. Mais cette fois, ne la voyant point revenir, on craignit que le dragon ne l’eût dévorée.

      Aussi bien les habitants de la vallée des Dalles s’aperçurent bientôt que ce dragon n’était pas une fable contée par des femmes autour des fontaines. Car une nuit le monstre dévora dans le village d’Anis six poules, un mouton et un jeune enfant orphelin nommé le petit Elo. Des animaux et de l’enfant on ne retrouva rien le lendemain matin.

      Aussitôt les Anciens du village s’assemblèrent sur la place publique et siégèrent sur le banc de pierre pour aviser à ce qu’il était expédient de faire en ces terribles circonstances.

      Et, ayant appelé tous ceux des Pingouins qui avaient vu le dragon durant la nuit sinistre, ils leur demandèrent:

      – N’avez-vous point observé sa forme et ses habitudes?

      Et chacun répondit à son tour:

      – Il