Victor Hugo

Notre Dame de Paris


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les curieux détails.

      Il est certain que, si Ravaillac n’avait point assassiné Henri IV, il n’y aurait point eu de pièces du procès de Ravaillac déposées au greffe du Palais de Justice; point de complices intéressés à faire disparaître lesdites pièces; partant, point d’incendiaires obligés, faute de meilleur moyen, à brûler le greffe pour brûler les pièces, et à brûler le Palais de Justice pour brûler le greffe; par conséquent enfin, point d’incendie de 1618. Le vieux Palais serait encore debout avec sa vieille grand-salle; je pourrais dire au lecteur: Allez la voir; et nous serions ainsi dispensés tous deux, moi d’en faire, lui d’en lire une description telle quelle. – Ce qui prouve cette vérité neuve: que les grands événements ont des suites incalculables.

      Il est vrai qu’il serait fort possible d’abord que Ravaillac n’eût pas de complices, ensuite que ses complices, si par hasard il en avait, ne fussent pour rien dans l’incendie de 1618. Il en existe deux autres explications très plausibles. Premièrement, la grande étoile enflammée, large d’un pied, haute d’une coudée, qui tomba, comme chacun sait, du ciel sur le Palais, le 7 mars après minuit. Deuxièmement, le quatrain de Théophile:

      Certes, ce fut un triste jeu

      Quand à Paris dame Justice,

      Pour avoir mangé trop d’épice,

      Se mit tout le palais en feu.

      Quoi qu’on pense de cette triple explication politique, physique, poétique, de l’incendie du Palais de Justice en 1618, le fait malheureusement certain, c’est l’incendie. Il reste bien peu de chose aujourd’hui, grâce à cette catastrophe, grâce surtout aux diverses restaurations successives qui ont achevé ce qu’elle avait épargné, il reste bien peu de chose de cette première demeure des rois de France, de ce palais aîné du Louvre, déjà si vieux du temps de Philippe le Bel qu’on y cherchait les traces des magnifiques bâtiments élevés par le roi Robert et décrits par Helgaldus. Presque tout a disparu. Qu’est devenue la chambre de la chancellerie où saint Louis consomma son mariage? le jardin où il rendait la justice, «vêtu d’une cotte de camelot, d’un surcot de tiretaine sans manches, et d’un manteau pardessus de sandal noir, couché sur des tapis, avec Joinville»? Où est la chambre de l’empereur Sigismond? celle de Charles IV? celle de Jean sans Terre? Où est l’escalier d’où Charles VI promulgua son édit de grâce? la dalle où Marcel égorgea, en présence du dauphin, Robert de Clermont et le maréchal de Champagne? le guichet où furent lacérées les bulles de l’antipape Bénédict, et d’où repartirent ceux qui les avaient apportées, chapés et mitrés en dérision, et faisant amende honorable par tout Paris? et la grand-salle, avec sa dorure, son azur, ses ogives, ses statues, ses piliers, son immense voûte toute déchiquetée de sculptures? et la chambre dorée? et le lion de pierre qui se tenait à la porte, la tête baissée, la queue entre les jambes, comme les lions du trône de Salomon, dans l’attitude humiliée qui convient à la force devant la justice? et les belles portes? et les beaux vitraux? et les ferrures ciselées qui décourageaient Biscornette? et les délicates menuiseries de Du Hancy?… Qu’a fait le temps, qu’ont fait les hommes de ces merveilles? Que nous a-t-on donné pour tout cela, pour toute cette histoire gauloise, pour tout cet art gothique? les lourds cintres surbaissés de M. de Brosse, ce gauche architecte du portail Saint-Gervais, voilà pour l’art; et quant à l’histoire, nous avons les souvenirs bavards du gros pilier, encore tout retentissant des commérages des Patrus.

      Ce n’est pas grand-chose. – Revenons à la véritable grand-salle du véritable vieux Palais.

      Les deux extrémités de ce gigantesque parallélogramme étaient occupées, l’une par la fameuse table de marbre, si longue, si large et si épaisse que jamais on ne vit, disent les vieux papiers terriers, dans un style qui eût donné appétit à Gargantua, pareille tranche de marbre au monde; l’autre, par la chapelle où Louis XI s’était fait sculpter à genoux devant la Vierge, et où il avait fait transporter, sans se soucier de laisser deux niches vides dans la file des statues royales, les statues de Charlemagne et de saint Louis, deux saints qu’il supposait fort en crédit au ciel comme rois de France. Cette chapelle, neuve encore, bâtie à peine depuis six ans, était toute dans ce goût charmant d’architecture délicate, de sculpture merveilleuse, de fine et profonde ciselure qui marque chez nous la fin de l’ère gothique et se perpétue jusque vers le milieu du seizième siècle dans les fantaisies féeriques de la renaissance. La petite rosace à jour percée au-dessus du portail était en particulier un chef-d’œuvre de ténuité et de grâce; on eût dit une étoile de dentelle.

      Au milieu de la salle, vis-à-vis la grande porte, une estrade de brocart d’or, adossée au mur, et dans laquelle était pratiquée une entrée particulière au moyen d’une fenêtre du couloir de la chambre dorée, avait été élevée pour les envoyés flamands et les autres gros personnages conviés à la représentation du mystère.

      C’est sur la table de marbre que devait, selon l’usage, être représenté le mystère. Elle avait été disposée pour cela dès le matin; sa riche planche de marbre, toute rayée par les talons de la basoche, supportait une cage de charpente assez élevée, dont la surface supérieure, accessible aux regards de toute la salle, devait servir de théâtre, et dont l’intérieur, masqué par des tapisseries, devait tenir lieu de vestiaire aux personnages de la pièce. Une échelle, naïvement placée en dehors, devait établir la communication entre la scène et le vestiaire, et prêter ses roides échelons aux entrées comme aux sorties. Il n’y avait pas de personnage si imprévu, pas de péripétie, pas de coup de théâtre qui ne fût tenu de monter par cette échelle. Innocente et vénérable enfance de l’art et des machines!

      Quatre sergents du bailli du Palais, gardiens obligés de tous les plaisirs du peuple les jours de fête comme les jours d’exécution, se tenaient debout aux quatre coins de la table de marbre.

      Ce n’était qu’au douzième coup de midi sonnant à la grande horloge du Palais que la pièce devait commencer. C’était bien tard sans doute pour une représentation théâtrale; mais il avait fallu prendre l’heure des ambassadeurs.

      Or toute cette multitude attendait depuis le matin. Bon nombre de ces honnêtes curieux grelottaient dès le point du jour devant le grand degré du Palais; quelques-uns même affirmaient avoir passé la nuit en travers de la grande porte pour être sûrs d’entrer les premiers. La foule s’épaississait à tout moment, et, comme une eau qui dépasse son niveau, commençait à monter le long des murs, à s’enfler autour des piliers, à déborder sur les entablements, sur les corniches, sur les appuis des fenêtres, sur toutes les saillies de l’architecture, sur tous les reliefs de la sculpture. Aussi la gêne, l’impatience, l’ennui, la liberté d’un jour de cynisme et de folie, les querelles qui éclataient à tout propos pour un coude pointu ou un soulier ferré, la fatigue d’une longue attente, donnaient-elles déjà, bien avant l’heure où les ambassadeurs devaient arriver, un accent aigre et amer à la clameur de ce peuple enfermé, emboîté, pressé, foulé, étouffé. On n’entendait que plaintes et imprécations contre les Flamands, le prévôt des marchands, le cardinal de Bourbon, le bailli du Palais, madame Marguerite d’Autriche, les sergents à verge, le froid, le chaud, le mauvais temps, l’évêque de Paris, le pape des fous, les piliers, les statues, cette porte fermée, cette fenêtre ouverte; le tout au grand amusement des bandes d’écoliers et de laquais disséminées dans la masse, qui mêlaient à tout ce mécontentement leurs taquineries et leurs malices, et piquaient, pour ainsi dire, à coups d’épingle la mauvaise humeur générale.

      Il y avait entre autres un groupe de ces joyeux démons qui, après avoir défoncé le vitrage d’une fenêtre, s’était hardiment assis sur l’entablement, et de là plongeait tour à tour ses regards et ses railleries au dedans et au dehors, dans la foule de la salle et dans la foule de la place. À leurs gestes de parodie, à leurs rires éclatants, aux appels goguenards qu’ils échangeaient d’un bout à l’autre de la salle avec leurs camarades, il était aisé de juger que ces jeunes clercs ne partageaient pas l’ennui et la fatigue du reste des assistants, et qu’ils savaient fort bien, pour leur plaisir particulier, extraire de ce qu’ils avaient sous les yeux un spectacle qui leur