Emile Gaboriau

Monsieur Lecoq


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protéger ces deux femmes, il en a un plus sacré, celui de secourir s’il le peut son complice. Il rebrousse donc chemin, repasse par ici, et voici sa dernière piste qui s’éloigne dans la direction de la rue du Château-des-Rentiers. Il veut savoir ce que deviendra le meurtrier, il va se placer sur son passage….

      Pareil au dilettante qui sait attendre, pour applaudir, la fin du morceau qui le transporte, le père Absinthe avait su contenir son admiration.

      C’est seulement quand il vit que le jeune policier avait fini, qu’il lâcha la bride à son enthousiasme.

      – Voilà une enquête !… s’écria-t-il. Et on dit que Gévrol est fort. Qu’il y vienne donc !… Tenez, voulez-vous que je vous dise ? Eh bien ! comparé à vous, le Général n’est que de la Saint-Jean.

      Certes la flatterie était grossière, mais sa sincérité n’était pas douteuse. Puis c’était la première fois que cette rosée de la louange tombait sur la vanité de Lecoq : elle l’épanouit.

      – Bast !… répondit-il d’un ton modeste, vous êtes trop indulgent, papa. En somme, qu’ai-je fait de si fort ? Je vous ai dit que l’homme avait un certain âge … ce n’était pas difficile après avoir examiné son pas lourd et traînant. Je vous ai fixé sa taille, la belle malice !… Quand je me suis aperçu qu’il s’était accoudé sur le bloc de pierre qui est là, à gauche, j’ai mesuré le susdit bloc. Il a un mètre soixante-sept, donc l’homme qui a pu y appuyer son coude a au moins un mètre quatre-vingts. L’empreinte de sa main m’a prouvé que je ne me trompais pas. En voyant qu’on avait enlevé la neige qui recouvrait le madrier, je me suis demandé avec quoi ; j’ai songé que ce pouvait être avec une casquette, et une marque laissée par la visière m’a prouvé que je ne me trompais pas.

      Enfin, si j’ai su de quelle couleur est son paletot, et de quelle étoffe, c’est que lorsqu’il a essuyé le bois humide, des éclats de bois ont retenu ces petits flocons de laine marron que j’ai retrouvés et qui figureront aux pièces de conviction… Qu’est-ce que tout cela ? Rien. À peine avons-nous les premiers éléments de l’affaire… Nous tenons le fil, il s’agit d’aller jusqu’au bout… En avant donc !

      Le vieux policier était électrisé, et comme un écho, il répéta :

      – En avant ! ! !

      Chapitre 5

      Cette nuit-là les vagabonds réfugiés aux environs de la Poivrière dormirent peu, et encore d’un pénible sommeil, coupé de sursauts, trouble par l’affreux cauchemar d’une descente de police.

      Réveillés par les détonations de l’arme du meurtrier, croyant à quelque collision entre des agents de la sûreté et un de leurs camarades, ils restèrent sur pied pour la plupart, l’œil et l’oreille au guet, prêts à détaler comme une bande de chacals à la moindre apparence de danger.

      D’abord, ils ne découvrirent rien de suspect.

      Mais plus tard, sur les deux heures du matin, lorsqu’ils se rassuraient, le brouillard s’étant un peu dissipé, ils furent témoins d’un phénomène bien fait pour raviver toutes leurs inquiétudes.

      Au milieu des terrains déserts, que les gens du quartier appelaient « la plaine, » une lumière petite et fort brillante, décrivait les plus capricieuses évolutions.

      Elle se mouvait comme au hasard, sans direction apparente, traçant les plus inexplicables zigzags, rasant le sol parfois, d’autres fois s’élevant, immobile par instants et la seconde d’après filant comme une balle.

      En dépit du lieu et de la saison, les moins ignorants d’entre les coquins crurent à un feu follet, à une de ces flammes légères qui s’allument spontanément au-dessus des marais et flottent dans l’atmosphère au gré de la brise.

      Ce feu follet… c’était la lanterne des deux agents de la sûreté qui continuaient leurs investigations….

      Avant de quitter le chantier où il s’était si soudainement révélé à son premier disciple, Lecoq avait eu de longues et cruelles perplexités.

      Il n’avait pas encore le coup d’œil magistral de la pratique. Il n’avait pas surtout la hardiesse et la promptitude de décision que donne un passé de succès.

      Or, il hésitait entre deux partis également raisonnables, offrant chacun en sa faveur des probabilités et des arguments de même poids.

      Il se trouvait entre deux pistes : celle des deux femmes, d’un côté, celle du complice du meurtrier, de l’autre.

      À laquelle s’attacher ?… Car, de pouvoir les relever toutes deux, il ne fallait pas l’espérer.

      Assis sur le madrier qui lui semblait garder encore la chaleur du corps de la femme au petit pied, le front dans sa main, il réfléchissait, il pesait ses chances.

      – Suivre l’homme, murmurait-il, cela ne m’apprendra rien que je ne devine. Il est allé s’embusquer sur le passage de la ronde, il l’a accompagnée de loin, il a regardé coffrer son complice, enfin il a sans doute rôdé autour du poste. En me jetant rapidement sur ses traces, puis-je espérer le rejoindre, me saisir de sa personne ? Non, trop de temps s’est écoulé….

      Ce monologue, le père Absinthe l’écoutait avec une curiosité ardente et convaincue, anxieux autant que le naïf qui est allé consulter une somnambule pour un objet perdu, et qui attend l’oracle.

      – Suivre les femmes, continuait le jeune policier, à quoi cela mènera-t-il ? Peut-être à une découverte importante, peut-être à rien !

      De ce côté, c’est l’inconnu avec toutes ses déceptions, mais aussi avec toutes ses chances heureuses.

      Il se leva, son parti était pris.

      – Eh bien !… s’écria-t-il, je choisis l’inconnu ! Nous allons, père Absinthe, nous attacher aux pas des deux femmes, et tant qu’ils nous guideront, nous irons….

      Enflammés d’une ardeur pareille, ils se mirent en marche. Au bout de la voie où ils s’engageaient, ils apercevaient, ainsi qu’un phare magique, l’un la gratification, l’autre la gloire du succès.

      Ils allaient grand train. Au début ce n’était qu’un jeu de suivre ces traces si distinctes qui s’éloignaient dans la direction de la Seine.

      Mais ils ne tardèrent pas à être forcés de ralentir leur allure.

      Le désert finissait, ils arrivaient aux confins de la civilisation pour ainsi dire, et à chaque instant des empreintes étrangères se mêlaient aux empreintes des fugitives, se confondaient avec elles ; et parfois les effaçaient.

      Puis, en beaucoup d’endroits, selon l’exposition ou la nature du sol, le dégel avait fait son œuvre, et il se rencontrait de grands espaces absolument débarrassés de neige.

      La piste se trouvait alors interrompue, et ce n’était pas trop, pour la ressaisir, de toute la sagacité de Lecoq et de toute la bonne volonté de son vieux compagnon.

      En ces occasions, le père Absinthe plantait sa canne en terre, près de la dernière empreinte relevée, et Lecoq et lui quêtaient et battaient le terrain autour de ce point de repaire, à la façon des limiers en défaut.

      C’est alors que la lanterne évoluait si étrangement.

      Dix fois, malgré tout, ils eussent perdu la voie ou pris le change, sans les élégantes bottines de la femme au petit pied.

      Elles avaient, ces bottines, des talons si hauts, si étroits, si singulièrement échancrés, qu’ils rendaient une méprise impossible. Ils s’enfonçaient à chaque pas de trois ou quatre centimètres dans la neige ou dans la boue, et leur empreinte révélatrice restait nette comme celle du cachet sur la cire.

      C’est grâce à ces talons que les agents reconnurent que les deux fugitives n’avaient pas remonté la rue du Patay, comme on devait s’y attendre. Sans doute elles l’avaient jugée peu sûre et trop éclairée.

      Elles