» elle-même.
Les premières recherches donnèrent les débris d’un saladier, et une grande cuiller de fer, trop tordue pour n’avoir pas servi d’arme pendant la bataille.
Il était clair qu’aux premiers mots de la querelle, les victimes se régalaient de ce mélange d’eau, de vin et de sucre, classique aux barrières, sous le nom de vin à la française.
Après le saladier, les deux agents réunirent cinq de ces horribles verres de cabaret, lourds, à fond très épais, qui semblent devoir contenir une demi-bouteille, et qui, en réalité, ne tiennent presque rien. Trois étaient brisés, deux entiers.
Il y avait eu du vin dans ces cinq verres … du même vin à la française. On le voyait, mais pour plus de sûreté, Lecoq appliqua sa langue sur l’espèce de mélasse bleuâtre restée au fond de chacun d’eux.
– Diable !… murmura-t-il d’un air inquiet.
Aussitôt il examina successivement le dessus de toutes les tables renversées. Sur l’une d’elles, celle qui se trouvait entre la cheminée et la fenêtre, on distinguait les traces encore humides de cinq verres, du saladier et même de la cuiller.
Cette circonstance avait pour le jeune policier une énorme gravité.
Elle prouvait clairement que cinq personnes avaient vidé le saladier de compagnie. Mais quelles personnes ?…
– Oh !… fit Lecoq sur deux tons différents. Oh !… Ne serait-ce donc pas avec le meurtrier qu’étaient les deux femmes !…
Un moyen simple se présentait pour lever tous les doutes. C’était de voir si on ne découvrirait pas d’autres verres. On n’en découvrit qu’un, de la même forme que les autres, mais plus petit. On y avait bu de l’eau-de-vie.
Donc les femmes n’étaient pas avec le meurtrier, donc il ne s’était pas battu parce que les autres les avaient insultées, donc…
Du coup, toutes les suppositions de Lecoq s’en allaient à vau-l’eau. C’était un premier échec, il s’en désolait en silence, quand le père Absinthe, qui n’avait pas cessé de fureter, poussa un cri.
Le jeune policier se retourna, il vit que l’autre était tout pâle.
– Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.
– Il y a que quelqu’un est venu en notre absence.
– Impossible !…
Ce n’était pas impossible, c’était vrai.
Lorsque Gévrol avait arraché le tablier de la veuve Chupin, il l’avait jeté sur les marches de l’escalier, aucun des agents n’y avait touché… Eh bien !… les poches de ce tablier étaient retournées, c’était une preuve cela, c’était l’évidence.
Le jeune policier était consterné, et la contraction de son visage disait l’effort de sa pensée.
– Qui peut être venu ?… murmurait-il. Des voleurs ?… C’est improbable…
Puis, après un long silence que le vieil agent se garda bien d’interrompre :
– Celui qui est venu, s’écria-t-il, qui a osé pénétrer dans cette salle gardée par les cadavres d’hommes assassinés… celui-là ne peut être que le complice… Mais ce n’est pas assez d’un soupçon, il me faut une certitude, il me la faut, je la veux !…
Ah !… ils la cherchèrent longtemps, et ce n’est qu’après plus d’une heure d’efforts, que, devant la porte enfoncée par Gévrol, ils démêlèrent dans la boue, entre tous les piétinements, une empreinte qui se rapportait exactement à celles de l’homme qui était venu épier dans le jardin. Ils comparèrent, ils reconnurent les mêmes dessins formés par les clous, sous la semelle.
– C’est donc lui ! dit le jeune policier. Il nous a guettés, il nous a vus nous éloigner et il est entré… Mais pourquoi ?… Quelle nécessité pressante, irrésistible, a pu le décider à braver un danger imminent ?…
Il saisit la main de son compagnon, et la serrant à la briser :
– Pourquoi ?… continua-t-il violemment. Ah !… je ne le devine que trop. Il avait été laissé ici, oublié, perdu, quelque pièce de conviction qui devait éclairer les ténèbres de cette horrible affaire… Et pour la ressaisir, pour la reprendre, il s’est dévoué. Et dire que c’est par ma faute, par ma seule faute à moi, que cette preuve décisive nous échappe… Et je me croyais fort !… Quelle leçon !… Il fallait fermer la porte, un imbécile y eût songé…
Il s’interrompit et demeura bouche béante, la pupille dilatée, étendant le doigt vers un des coins de la salle.
– Qu’avez-vous ? demanda le bonhomme effrayé.
Il ne répondit pas ; mais lentement, avec les mouvements roides d’un somnambule, il s’approcha de l’endroit qu’il avait désigné du doigt, se baissa, ramassa un objet fort menu, et dit :
– Mon étourderie ne méritait pas ce bonheur.
L’objet qu’il avait ramassé était une boucle d’oreille, du genre de celles que les joailliers appellent des boutons. Elle était composée d’un seul diamant, très gros. La monture était d’une merveilleuse délicatesse…
– Ce diamant, déclara-t-il, après un moment d’examen, doit valoir pour le moins cinq ou six mille francs.
– Vraiment ?…
– Je crois pouvoir l’affirmer.
Il n’eût pas dit : « je crois, » quelques heures plus tôt, il eût dit carrément : « j’affirme. » Mais une première erreur était une leçon qu’il ne devait oublier de sa vie.
– Peut-être, objecta le père Absinthe, peut-être est-ce cette boucle d’oreille, que venait chercher le complice ?
– Cette supposition n’est guère admissible. Il n’eût point, en ce cas, fouillé le tablier de la Chupin. À quoi bon ?… Non, il devait courir après autre chose… après une lettre, par exemple…
Le vieux policier n’écoutait plus, il avait pris la boucle d’oreille, et l’examinait à son tour.
– Et dire, murmurait-il, émerveillé des feux du diamant, et dire qu’il est venu à la Poivrière une femme qui avait pour dix mille francs de pierres aux oreilles !… qui le croirait !
Lecoq hocha la tête d’un air pensif.
– Oui, c’est invraisemblable, répondit-il, incroyable, absurde … Et cependant, nous en verrons bien d’autres, si nous arrivons jamais – ce dont je doute – à déchirer le voile de cette mystérieuse affaire.
Chapitre 8
Le jour se levait triste et morne, quand Lecoq et son vieux collègue jugèrent leur information complète.
Il n’y avait plus dans le cabaret un pouce carré qui n’eût été exploré, scrupuleusement examiné, étudié pour ainsi dire à la loupe.
Restait à rédiger le rapport.
Le jeune policier s’assit devant une table et commença par esquisser le plan du théâtre du meurtre, plan dont la légende explicative devait aider singulièrement à l’intelligence de son récit :
A. – Point d’où la ronde commandée par l’inspecteur du service de la sûreté, Gévrol, entendit les cris des victimes. (La distance de ce point au cabaret dit la Poivrière n’est que de 123 mètres, ce qui donne à supposer que ces cris étaient les premiers, que, par conséquent, le combat commençait seulement.)
B. – Fenêtre fermée par des volets pleins, dont les ouvertures permirent à l’un des agents d’apercevoir la scène de l’intérieur.
C. – Porte enfoncée par l’inspecteur de la sûreté, Gévrol.
D.