Paul d'Ivoi

Les cinq sous de Lavarède


Скачать книгу

plaisantez! exclama Armand. Comment! Voilà des millions qui tombent du ciel, et vous croyez que je ne ferai rien pour les gagner?… D’abord ce qu’exige mon cousin n’est pas déjà si difficile. Lorsqu’on a été de la Bastille à la Madeleine sans un sou vaillant, on peut bien aller en Amérique, en Chine, au diable, avec cinq sous.

      – Vous voulez essayer, dit l’Anglais, soit! Je suis riche, mon carnet de chèques ne me quitte jamais, je ne vous lâcherai pas d’un instant, et nous verrons bien si, avant deux jours, je n’ai pas gagné la partie.

      – Eh bien, j’accepte le duel, riposta Lavarède. Puis, s’adressant au notaire:

      – Monsieur, avez-vous dans l’étude un indicateur des chemins de fer?

      – En voici un, mon cher monsieur. Lavarède le consulta.

      – Il y a demain, 26 mars 1891, à neuf heures du matin, un train pour Bordeaux, en correspondance, à Pauillac, avec un transatlantique à destination de l’Amérique… Sir Murlyton, demain matin, je vous attendrai à la gare d’Orléans, conclut-il avec un aplomb écrasant.

      Les deux rivaux se saluèrent courtoisement pendant que le notaire rangeait le dossier Richard et que miss Aurett souriait en voyant l’assurance du jeune homme. Celui-ci s’adressa à maître Panabert:

      – Je dois être de retour dans votre étude le 25 mars 1892, avant la fermeture des bureaux.

      – Au plus tard, monsieur.

      – Parfait, j’y serai.

      Et il sortit tranquillement.

      II. À cache-cache

      En sortant de chez le notaire, Lavarède avait allumé un cigare et marché pendant une demi-heure, tout en songeant à ce qu’il allait faire. Certes, il trouvait excellente sa première idée; ce départ pour la conquête d’une toison extrêmement dorée souriait à son esprit aventureux.

      Il n’avait pas douté de la réussite. Seulement, à la réflexion, il se rendit compte des difficultés sans nombre qu’il allait rencontrer.

      Tout à coup, – il était arrivé à la Madeleine, – un sourire illumina son visage assombri. Il avait trouvé quelque chose. Mais quoi? Il rebroussa chemin et vint à son journal, une feuille boulevardière, les Échos parisiens; et là, il écrivit, pour le numéro du lendemain matin, une chronique où, sans désigner les noms des personnages autrement que par des pseudonymes à demi transparents, il raconta toute l’histoire du testament.

      Puis il passa à la caisse, où une première péripétie l’attendait, sans trop le surprendre d’ailleurs. Un huissier, mandé par Bouvreuil, avait formé opposition sur ses appointements.

      – Bon, dit-il, c’est le commencement.

      Il alla chez lui. De même, la concierge, Mme Dubois, lui apprit qu’un autre huissier était venu pour saisir les meubles, au nom du propriétaire Bouvreuil.

      – Qu’est-ce que cela me fait? dit-il gaiement. Demain, je pars pour l’autre monde.

      – Ah! Mon Dieu! fit la bonne Mme Dubois; vous n’allez pas vous tuer, mon brave monsieur Armand?… Plaie d’argent n’est pas mortelle.

      – Rassurez-vous, dit-il en riant. L’autre monde où je vais est l’Amérique. J’y dois recueillir l’héritage d’un parent quatre fois millionnaire.

      – Vous m’avez fait une belle peur.

      Lavarède en savait assez. Il prit une voiture et se fit conduire à la gare d’Orléans, bureau des marchandises en grande vitesse. Il connaissait un des sous-chefs à qui, de temps en temps, il donnait des billets de théâtre. Il passa quelques instants avec lui, puis il alla inspecter un quai de débarquement où se trouvaient entassés toutes sortes de ballots, caisses, paniers, etc.

      Satisfait sans doute de sa visite, il revint aux bureaux, écrivit une lettre d’expédition qui étonna d’abord l’employé et fit sourire le chef ami qui l’avait accompagné.

      – C’est bien pour Panama? demanda le préposé.

      – Oui, pour Panama, fit Lavarède, grande vitesse. Le colis doit partir demain matin par l’express correspondant avec le paquebot des Chargeurs réunis.

      Et, pour plus de sûreté, il revint au quai, demanda à un homme d’équipe un pinceau et un seau de noir, et traça à grandes lettres, sur une énorme caisse en bois, le mot: Panama. La caisse avait la forme d’un piano à queue. Oblongue et vaste, elle portait déjà d’autres inscriptions qu’il effaça, d’autres timbres d’expédition et de réception qu’il enleva… Ensuite il remit une gratification aux employés qui l’avaient aidé et donna une cordiale poignée de main au sous-chef, qui ne cessait de manifester une réelle gaieté.

      – Comme plaisanterie, dit ce dernier, c’est assez réussi. Mais, du moins, vous m’assurez que la Compagnie ne peut être frustrée?

      – Je vous réponds de tout. Et, quand mon pari sera gagné, je vous promets un bon dîner, avec une loge pour l’Opéra ensuite.

      Il remonta en fiacre et revint vers le boulevard. Il n’avait pas perdu son après-midi. Comme il interrogeait son porte-monnaie, il vit qu’il lui restait quelques louis. Il fallait les dépenser le soir même, ou dans la nuit. Ce n’était pas difficile. Quelques camarades invités, un dîner plantureux arrosé de bons vins, une soirée joyeuse en plaisirs, un souper fin au champagne en vinrent bientôt à bout. Il s’arrangea de telle sorte qu’au matin il n’avait plus en poche qu’une pièce de deux francs…

      – C’est tout juste ce qu’il me faut!… Trente-cinq sous pour une voiture… et cinq sous pour faire le tour du monde.

      Lavarède était donc porteur des vingt-cinq centimes ordonnés par le testataire, lorsqu’il débarqua à huit heures du matin à la gare d’Orléans.

      Il n’avait pas dormi de la nuit, c’est vrai.

      – Mais, pensait-il, j’ai bien le temps de sommeiller en route.

      Et, aussitôt après, il avait disparu du côté de la gare des marchandises.

      Peu après, parmi les voyageurs se disposant à prendre l’express, on en pouvait voir quelques-uns qui sont déjà de notre connaissance.

      C’était d’abord l’excellent M. Bouvreuil, que sa fille Pénélope était venue conduire jusqu’à la gare, en compagnie d’une bonne.

      Nous entrevoyons Mlle Pénélope. Franchement on ne pouvait pas reprocher à Lavarède de ne vouloir point unir sa destinée à celle de cette jeune personne. Trop grande pour être élégante, plutôt osseuse que maigre, le teint bilieux, l’expression du visage hautaine et suffisante, – ce que le peuple appelle dans sa langue vigoureuse «l’air puant», – telle apparaissait la demoiselle du bon M. Bouvreuil. Elle se savait riche, en tirait une assez sotte vanité, et son orgueil avait été blessé du refus de Lavarède. C’était elle-même qui avait conseillé à son père de prendre le jeune homme par la famine.

      Le vieux finaud lisait attentivement un journal, les Échos parisiens, qui venait de paraître, et, dans ce journal, la chronique de Lavarède. Comme il s’y trouvait désigné sous le nom de «M. Chardonneret, propriétaire de la race des vautours non apprivoisés», il parcourut le reste de l’article et lut «entre les lignes». Et il passa le journal à sa fille, en lui faisant part de ses réflexions.

      – Comment! dit-elle après avoir lu, ce monsieur qui ne veut pas de moi hériterait de quatre millions, s’il réussit à faire un tel voyage sans argent?…

      – Tu vois bien qu’il est fou, rien que de l’entreprendre.

      – Aussi, j’espère qu’il n’y parviendra point.

      – Sois tranquille, avant peu il reviendra à Paris, penaud et repentant. Et il s’y trouvera traqué de telle sorte dans mon réseau de papier timbré, qu’il sera bien heureux d’accepter la paix, avec