Aurett et Bouvreuil dans leur compartiment.
On sait la discrétion des Anglais, qui ne parlent jamais les premiers aux gens qu’ils ne connaissent point. Ce fut donc Bouvreuil qui commença.
– Je vous demande pardon, fit-il à ses voisins, mais tout à l’heure vous avez paru connaître ce M. Lavarède, dont ma fille me parlait.
– Nous le connaissons en effet, dit sir Murlyton. Mais à qui ai-je l’honneur?…
– Bouvreuil, propriétaire, financier, président du syndicat des porteurs d’actions du Panama, répondit-il en présentant sa carte.
– Parfaitement, honorable gentleman. Moi je suis sir Murlyton, et voici ma fille Aurett.
– Ah bah!… Est-ce que c’est vous l’Anglais désigné dans l’article des Échos sous le nom de Mirliton Esquire.
– Je ne connais pas cet article.
– Tenez, lisez-le.
Après un rapide examen, l’Anglais reprit:
– Oui, ce doit être moi. Et vous, c’est l’oiseau de l’espèce «vautour»?
– Juste… Ah! le gredin!…
– Vous n’êtes pas de ses amis, à ce que je vois…
– Oh! non.
Miss Aurett interrompit avec son gentil sourire:
– Pourtant mademoiselle votre fille, tout à l’heure… Est-ce qu’il n’était pas question de mariage entre elle et lui?
– Ma fille le désirait; mais c’est lui, le pendard, qui n’en veut pas entendre parler.
– Aoh! pardon…
Et un sourire bizarre, énigmatique, se dessina sur ses lèvres, à la place du sourire courtois et de bonne compagnie qu’elle esquissait d’abord. Miss Aurett avait vu le visage et la personne de Mlle Pénélope. Miss Aurett, dans son for intérieur, donnait raison à ce M. Lavarède. Dans sa petite idée, ce pauvre garçon, qui lui avait sauvé la vie, – elle n’en démordait pas, – méritait mieux que cette épouse peu avenante.
Mais les deux hommes continuaient de causer.
– Oui, disait Bouvreuil, je vais lui faire manquer son héritage; dès ce soir, il sera arrêté; cela doit vous satisfaire, puisque vous êtes son concurrent; et vous allez m’y aider.
– Oh! moi, je ne puis rien contre lui. C’est une question d’honneur, prévue par le testament. Je dois vérifier seulement, sans lui créer moi-même d’obstacle.
– Qu’à cela ne tienne, j’agirai seul, et il ne dépassera pas Bordeaux.
Après un voyage de quatorze heures, les bagages sont descendus près du quai d’embarquement aux bateaux. Bouvreuil n’a pas perdu de vue la caisse où est son ennemi. Et, en se frottant les mains, il se dirige vers le bureau de la douane. Au même instant, tout à côté de la caisse, on entend frapper sur les planches, et une jolie petite voix bien douce appelle:
– Monsieur Lavarède!… monsieur Lavarède!
C’était miss Aurett qui, d’instinct, sans réflexion, prenait le parti de Lavarède contre Bouvreuil. Ce faisant, elle se mettait bien aussi contre son père. Mais elle n’y songeait même pas. Son premier mouvement, le bon, – le meilleur, a dit Talleyrand, – la poussait à protéger le jeune contre le vieux, le beau contre le laid, le pauvre contre le riche. Ne lui reprochons pas cette générosité naturelle. Elle est si rare dans la vie! Mais elle est assez commune au bel âge de miss Aurett. La vingtième année n’est-elle pas celle des illusions?
Il est certain que, si la petite Anglaise avait été une personne de sens rassis, si elle avait pris en pension l’habitude de compter, si on lui avait enseigné la valeur de l’argent, elle se serait dit:
«Voilà un gaillard qui me semble assez décidé. Si on ne l’empêche, il est capable de gagner les millions du voisin Richard. Or, ces millions doivent me revenir un jour, ou peut-être me servir de dot. Tandis qu’en laissant faire ce vilain oiseau qui a nom Bouvreuil, le jeune voyageur sera arrêté, mis en prison, condamné au moins à une amende, qu’il lui faudra payer. De toute façon, il sera obligé de perdre du temps, de revenir, de s’expliquer, de plaider, de gagner de l’argent par son travail. Pendant ce temps, les jours passeront, peut-être les mois. Et les beaux millions voyageront tout seuls, sans lui, pour revenir bientôt au papa Murlyton.»
Ce raisonnement, logique et sensé, n’entra pas dans sa virginale cervelle. Son esprit honnête se refusa même à la muette et tacite complicité du «laisser faire». Et, tout naturellement, comme si c’eût été son devoir, elle s’en vint toquer de ses doigts mignons sur la caisse receleuse et répéta:
– Monsieur Lavarède!
Aucun bruit, aucune réponse. Toujours à mi-voix, elle reprit:
– N’ayez pas de défiance, je vous en prie. Un danger vous menace, et je viens vous en avertir.
Alors, du dedans, surgit un organe étouffé:
– On dirait votre voix, miss Aurett.
– Oui! fit-elle joyeuse. Sortez bien vite de là.
– Non, mademoiselle; je n’en sortirai que lorsque ma chambre à coucher sera embarquée à bord du paquebot et que le mouvement m’aura indiqué que le bateau est en marche vers Colon.
– Mais on ne l’embarquera même pas, votre… ce que vous venez de dire de shocking.
– Hé! pourquoi donc, mademoiselle? demanda-t-il, frappé du ton désespéré de la jeune Anglaise.
– Parce que monsieur… je ne sais pas son nom, l’oiseau de la race des vautours…
– M. Bouvreuil…
– Justement… vient d’aller chercher les douaniers et les employés pour vous faire «pincer dans la boîte»
– Pincer! Fichtre!
Ce disant, il entrouvrit la porte. Miss Aurett était toute rouge.
– Oh! fit-elle confuse, «pincer» est peut-être un mot pas joli… C’est lui qui l’a prononcé tout à l’heure, – il a dit aussi «la boîte», – quand il a prévenu mon père.
– Mais que diable fait-il ici?
– Mon père?… mais il vous escorte, comme il le doit!
– Non, pas monsieur votre père… l’autre.
– Lui, il nous a raconté qu’il allait à Panama.
– Bien, bien, merci, miss… Ainsi M. Murlyton est du complot?…
– Oh! non… papa est correct. Il s’est engagé à ne rien faire. Aussi il s’est éloigné.
– Pour laisser faire l’autre?
– Il ne peut l’empêcher, monsieur… Mais moi…
– Vous! s’écria Lavarède en sautant sur le pavé du quai… vous, vous êtes la Providence; c’est peut-être pour remplir ce rôle que le bon Dieu vous a faite si jolie…
– Pas de compliments, monsieur mon sauveur. Et cachez-vous vite, car les voici.
– Merci, mon bon ange!
Et, lançant un baiser du bout des doigts, Armand se dissimula derrière des ballots et des baraques qui formaient une pile énorme non loin de là. Miss Aurett, légèrement troublée au fond, mais le visage calme, vit venir Bouvreuil avec un douanier et un employé de chemin de fer. Elle avait eu la précaution de refermer la caisse.
– Il est là, dit Bouvreuil, avec un geste qui n’était pas sans analogie avec celui que dut faire Napoléon à Marengo.
– Là-dedans, fit l’employé un peu ahuri, vous dites qu’il y a un homme?
– Peut-être