un beau jour. Et Mowgli riait, et répondait :
– J'ai pour moi le Clan, j'ai toi…, et Baloo, tout paresseux qu'il est, donnerait bien un coup de patte ou deux en mon honneur. Pourquoi donc craindre ?
Ce fut un jour de grande chaleur qu'une idée, née de quelque propos entendu, se forma dans le cerveau de Bagheera. Peut-être était-ce Sahi, le Porc-Épic, qui lui avait parlé de la chose. En tout cas, s'adressant à Mowgli, un soir, au plus profond de la Jungle, comme l'enfant couché reposait sa tête sur le beau pelage noir de la panthère :
– Petit Frère, combien de fois t'ai-je averti que Shere Khan est ton ennemi ?
– Autant de fois qu'il y a de baies sur cette palme ! déclara Mowgli, qui, bien entendu, ne savait pas compter. Et puis après !… J'ai sommeil, Bagheera, et Shere Khan est tout queue et tout cris… comme Mor, le paon.
– Mais il n'est plus temps de dormir, Baloo le sait, je le sais aussi, tout le Clan le sait, et même ces stupides, ces sots de daims le savent… Tabaqui te l'a dit lui-même…
– Oh ! oh ! dit Mowgli, Tabaqui est venu à moi, il n'y a pas longtemps, me raconter je ne sais plus quelle impertinente histoire : j'étais un petit d'homme, un petit nu, pas même bon à déterrer des racines… Mais j'ai pris Tabaqui par la queue et l'ai cogné à deux reprises contre un palmier pour lui apprendre de meilleures manières.
– C'était une sottise, car Tabaqui a beau être un faiseur de ragots, il n'en voulait pas moins te parler d'une chose qui te touche de près. Ouvre donc ces yeux-là, Petit Frère. Shere Khan n'ose pas te tuer dans la jungle ; mais rappelle-toi bien qu'Akela est très vieux, que bientôt viendra le jour où il ne pourra plus tuer son chevreuil, et qu'alors il ne conduira plus le Clan. Beaucoup des loups qui t'examinèrent quand tu fus présenté au Conseil, sont vieux maintenant, eux aussi, et les jeunes loups pensent – Shere Khan leur a fait la leçon – qu'un petit d'homme n'est pas à sa place dans le Clan. Bientôt tu seras un homme…
– Eh ! qu'est-ce donc qu'un homme qui ne court pas avec ses frères ? dit Mowgli. Je suis né dans la Jungle, j'ai gardé la Loi de la Jungle, et il n'y a pas un de nos loups des pattes duquel je n'aie tiré une épine. Ils sont bien mes frères !
Bagheera s'étendit de toute sa longueur, et ferma les yeux à demi.
– Petit Frère, mets ta main sous ma mâchoire.
Mowgli avança sa forte main brune, et, juste sous le menton soyeux de Bagheera, où les formidables muscles roulaient dissimulés dans la fourrure lustrée, il sentit une petite place nue.
– Il n'y a personne dans la Jungle qui sache que moi, Bagheera, je porte cette marque… la marque du collier ; et pourtant. Petit Frère, je naquis parmi les hommes, et c'est parmi les hommes que ma mère mourut, dans les cages du palais royal, à Oodeypore. C'est à cause de cela que j'ai payé le prix au Conseil, quand tu étais un pauvre petit tout nu. Oui, moi aussi, je naquis parmi les hommes. Je n'avais jamais vu la Jungle. On me nourrissait derrière des barreaux dans une marmite de fer ; mais une nuit je sentis que j'étais Bagheera – la Panthère – et non pas un jouet pour les hommes ; je brisai la misérable serrure d'un coup de patte, et m'en allai. Puis, comme j'avais appris les manières des hommes, je devins plus terrible dans la Jungle que Shere Khan, n'est-il pas vrai ?
– Oui, dit Mowgli, toute la Jungle craint Bagheera… toute la Jungle, sauf Mowgli.
– Oh ! toi, tu es un petit d'homme ! dit la Panthère Noire avec une infinie tendresse ; et de même que je suis retournée à ma jungle, ainsi tu dois à la fin retourner aux hommes, aux hommes qui sont tes frères… si tu n'es point d'abord tué au Conseil !
– Mais pourquoi, pourquoi quelqu'un désirerait-il me tuer ? répliqua Mowgli.
– Regarde-moi, dit Bagheera.
Et Mowgli regarda fixement, entre ses yeux. La grande panthère tourna la tête au bout d'une demi-minute.
– Voilà pourquoi ! dit Bagheera, en croisant ses pattes sur les feuilles. Moi-même je ne peux te regarder entre les yeux, et pourtant je naquis parmi les hommes, et je t'aime, Petit Frère. Les autres, ils te haïssent parce que leurs yeux ne peuvent soutenir les tiens, parce que tu es sage, parce que tu as tiré de leurs pieds les épines… parce que tu es un homme.
– Je ne savais pas ces choses, dit Mowgli d'un ton boudeur.
Et il fronça ses lourds sourcils noirs.
– Qu'est-ce que la Loi de la Jungle ? Frappe d'abord, puis donne de la voix. À ton insouciance même, ils voient que tu es un homme. Mais sois prudent. J'ai au cœur une certitude : la première fois que le vieil Akela manquera sa proie – et chaque jour il a plus de peine à agrafer son chevreuil – le Clan se tournera contre lui et contre toi. Ils tiendront une assemblée sur le Rocher, et alors… et alors… J'y suis ! dit Bagheera en se levant d'un bond. Descends vite aux huttes des hommes dans la vallée, et prends-y un peu de la Fleur Rouge qu'ils y font pousser ; ainsi, le moment venu, auras-tu un allié plus fort même que moi ou Baloo ou ceux de la tribu qui t'aiment. Va chercher la Fleur Rouge.
Par Fleur Rouge, Bagheera voulait dire du feu. Mais aucune créature de la Jungle n'appelait le feu par son vrai nom. Chaque bête en éprouve, toute sa vie, une crainte mortelle, et invente cent manières de le décrire sans le nommer.
– La Fleur Rouge ! dit Mowgli. Cela pousse au crépuscule auprès de leurs huttes. J'irai en chercher.
– Voilà bien le Petit d'Homme qui parle ! dit Bagheera avec orgueil. Rappelle-toi qu'elle pousse dans de petits pots. Prends-en un rapidement, et garde-le avec toi pour le moment où tu en auras besoin.
– Bon, dit Mowgli, j'y vais. Mais as-tu la certitude, ô Bagheera que j'aime – il passa son bras autour du cou splendide, et plongea son regard au fond des grands yeux – as-tu la certitude que tout cela soit l'œuvre de Shere Khan ?
– Par la Serrure Brisée qui me délivra, j'en ai la certitude, Petit Frère !
– Alors, par le Taureau qui me racheta ! je payerai à Shere Khan ce que je lui dois, honnêtement ; il se peut même qu'il reçoive un peu plus que son dû.
Et Mowgli partit d'un bond.
– Voilà l'homme ! Voilà bien l'homme, murmura la Panthère en se recouchant. Oh ! Shere Khan, tu n'as jamais fait chasse plus dangereuse que cette chasse à la grenouille, il y a dix ans !
Mowgli était déjà loin parmi la forêt, trottant ferme, et il sentait son cœur tout chaud dans sa poitrine. Il arriva à la caverne au moment où montait le brouillard du soir, reprit haleine et regarda en bas, dans la vallée. Les jeunes loups étaient dehors, mais la mère, au fond de la caverne, comprit, au bruit du souffle de Mowgli, qu'un souci troublait sa Grenouille.
– Qu'y a-t-il, fils ? dit-elle.
– Des potins de chauve-souris à propos de Shere Khan ! répondit-il. Je chasse en terre de labour, ce soir.
Il plongea dans les broussailles pour gagner le cours d'eau, tout au fond de la vallée. Là, il s'arrêta, car, au milieu des cris du Clan en chasse, il entendit meugler un sambhur traqué, le râle de la bête aux abois. Puis montèrent des hurlements de dérision et de malignité ; c'étaient les jeunes loups.
– Akela ! Akela ! Que le Solitaire montre sa force !… Place au chef du Clan ! Saute, Akela !
Le Solitaire dut sauter et manquer sa prise, car Mowgli entendit le claquement de ses mâchoires et un glapissement lorsque le sambhur, avec son pied de devant, le culbuta. Il ne resta pas à en écouter davantage, mais s'élança en avant ; et les cris s'affaiblirent derrière lui à mesure qu'il se hâtait vers les terres cultivées où demeuraient les villageois.
– Bagheera disait vrai ! souffla-t-il,