restai longtemps, plongé dans mon désespoir, immobile à la même place; je ne rappelai pas mon chien, je ne fis que répéter en me tapant les cuisses:
«Qu'ai-je fait, mon Dieu, qu'ai-je fait?»
J'entendis les chiens courants s'éloigner, parcourir avec bruit l'autre partie de la forêt; je sus que le lièvre était retrouvé; puis Tourka souffla dans son grand cor pour rappeler la meute. – Mais je ne bougeai pas de ma place.
CHAPITRE V
LES JEUX
La chasse est terminée. Un tapis est étendu sur le gazon à l'ombre des jeunes bouleaux, et toute la compagnie s'y est assise en cercle. A côté, le sommelier, Gavrilo, à genoux sur l'herbe verte et moelleuse, essuie les plats; puis il sort délicatement, d'une boîte, des prunes et des pêches, enveloppées de feuilles.
A travers les branchages des bouleaux filtrent des rayons qui mettent de grosses taches rondes et vacillantes sur les dessins du tapis, sur mes souliers et même sur le crâne glabre et ruisselant de sueur de Gavrilo. Une brise qui court dans le feuillage vient caresser mon visage moite et mes cheveux et m'apporte une sensation de fraîcheur et de bien-être.
Après avoir fait amplement honneur aux glaces et aux fruits, nous, les enfants, n'ayant plus rien qui nous retienne sur le tapis, et en dépit des rayons obliques et brûlants qui échauffent l'air en dehors de notre abri, nous nous élançons à la recherche d'un coin favorable pour jouer.
«A quoi allons-nous nous amuser? demande Lioubotchka en fermant les yeux à cause du soleil, et en sautillant sur l'herbe. Voulez-vous jouer au Robinson?
– Non … c'est trop ennuyeux, dit Volodia en se laissant choir paresseusement sur le gazon et en mordillant des brins d'herbe;… toujours jouer au Robinson! si vous voulez vous amuser, allons construire un pavillon.»
Volodia faisait le grand garçon, il prétexta de la fatigue. Évidemment il avait la tête tournée pour avoir monté un cheval de chasse. Peut-être aussi était-il trop raisonnable et doué de trop peu d'imagination pour prendre plaisir au Robinson.
Ce jeu consistait dans la représentation des scènes du Robinson Suisse que nous venions de lire.
«Allons, je t'en prie… pourquoi ne veux-tu pas nous faire ce plaisir? répétaient les petites, en insistant auprès de Volodia. Tu seras Charles, ou Ernest, ou tu feras le père, comme tu voudras, disait Katienka en le tirant par la manche de son veston pour le faire lever.
– Je vous assure que je n'en ai pas envie… C'est trop ennuyeux, répondait Volodia en s'étirant et avec un sourire de suffisance.
– Alors tu aurais mieux fait de nous laisser à la maison puisque tu ne veux pas t'amuser,» recommença Lioubotchka, avec des larmes dans la voix.
Ma sœur était une pleurnicheuse accomplie.
«C'est bon, c'est bon, reprit-il, je jouerai, seulement ne pleure pas, tu sais que je déteste les larmes.»
La condescendance de Volodia ne contribua pas à notre amusement. Au contraire, sa mine indolente et maussade détruisait tout le charme du jeu. Nous nous étions assis par terre et nous faisions semblant de ramer à tour de bras pour figurer des pêcheurs dans leurs canots; mais Volodia restait immobile, les mains croisées, dans une attitude qui n'était point celle d'un pêcheur sur l'eau. Je lui en fis la remarque, il me demanda si, à force de nous balancer, nous avancerions d'un pouce? Je fus obligé de convenir qu'il avait raison.
De même, lorsque j'appuyai un bâton sur mon épaule et me mis fièrement en route en m'imaginant que j'allais à la chasse, Volodia se coucha sur le dos, replia ses bras sous sa tête et dit que, lui aussi, il partait pour la chasse. Son impassibilité et son mauvais vouloir jetèrent du froid dans nos jeux, d'autant plus que nous ne pouvions nier que le bon sens était de son côté.
Je savais du reste qu'avec un bâton on ne peut pas tuer un oiseau, ni même tirer un seul coup. Mais en raisonnant de la sorte on ne pourra plus faire de voyages sur des chaises; et Volodia, lui-même a-t-il déjà oublié les grandes excursions que nous avons faites pendant les longues soirées d'hiver? Un fauteuil couvert d'un tapis représentait notre équipage; un de nous grimpait dessus, c'était le cocher; un autre, derrière, figurait le laquais; les petites, au milieu, étaient les voyageuses; et les trois chaises étaient de vigoureux chevaux, et il fallait voir comme ils galopaient, et quelles distances nous parcourions ainsi! Les aventures ne manquaient pas non plus, et que les soirées d'hiver semblaient courtes à ce passe-temps, qu'elles s'envolaient gaiement!
Si l'on prend toutes choses au pied de la lettre, les jeux ne sont plus possibles, et, s'il n'y a plus de jeux, qu'est-ce qui nous reste?
Notre départ, pour plaire à maman, avait été remis au lendemain. Nous repartîmes tous ensemble. Mon frère et moi nous suivions la ligneïka, désireux de nous surpasser dans l'art de l'équitation, et, par esprit de bravade, nous nous mîmes à faire caracoler nos montures autour de la ligneïka.
Mon ombre s'était allongée, et, en la contemplant, je me figurais que je faisais un beau cavalier. Mon illusion fut de courte durée. Pour enlever les suffrages de la compagnie, je retins mon cheval un peu en arrière, puis, à l'aide de la cravache et des coups de talon, je lançai mon poney au galop.
Je me campai dans une attitude gracieuse et aisée; je voulais passer comme un coup de vent devant les petites. Je me demandais si je devais les dépasser en silence ou attirer leur attention par un cri. Pendant que je faisais ces réflexions, mon petit cheval, arrivé près de la ligneïka, s'arrêta d'un mouvement si brusque, que je bondis de la selle sur le cou de l'animal, et je faillis tomber à terre.
CHAPITRE VI
LE SALON – LES CHAINES DE GRICHA
Il faisait déjà nuit quand nous arrivâmes à la maison. Maman s'assit au piano, et nous, les enfants, après être allés chercher du papier, des crayons et des couleurs, nous nous mîmes à dessiner autour de la table ronde.
Je ne possédais qu'une couleur, du bleu; je me mis quand même à peindre le tableau de la chasse. J'eus bientôt fait un garçon bleu avec des chiens bleus, lorsque je fus pris d'un doute: je ne savais pas si un lièvre pouvait être peint en bleu. Je courus dans le cabinet de papa pour lui demander son avis. Il lisait une brochure, et, à ma question: «Y a-t-il des lièvres bleus?» il répondit sans lever la tête:
«Oui, il y en a, mon ami, il y en a.»
Revenu à la table ronde, je peignis un lièvre, puis je jugeai à propos de transformer le lièvre en buisson. Le buisson ne me plut pas davantage, j'en fis un arbre. Je changeai l'arbre en meule de foin, et la meule en nuage; puis je barbouillai tout le papier de bleu, et, après l'avoir déchiré de dépit, je me mis à dormir dans un fauteuil voltaire.
Maman jouait le second concerto de Field; elle avait eu ce compositeur pour maître. Je sommeillais, et des visions légères, nettes et limpides, surgirent dans mon imagination. Maman exécuta ensuite la sonate pathétique de Beethoven, et des souvenirs tristes, sombres et oppressifs m'assaillirent. Maman jouait souvent ces deux morceaux; c'est pourquoi je me rappelle si bien les impressions qu'ils faisaient naître en moi.
J'avais le sentiment que je me souvenais de quelque chose; mais le souvenir de quoi? Il me semblait que je me rappelais ce qui n'était jamais arrivé.
En face de moi était la porte du cabinet de mon père. Je voyais entrer Iakov et d'autres paysans en cafetans et avec de longues barbes. La porte se refermait immédiatement sur eux: «Voilà, papa se remet à ses affaires», pensais-je.
Je croyais qu'il n'y avait rien au monde de plus sérieux que les affaires de papa. Ce qui me confirmait dans cette idéé, c'est que tout le monde s'approchait de la porte du cabinet sur la pointe des pieds et en parlant tout bas, tandis que la voix de papa arrivait distinctement. Je sentais aussi l'odeur de son cigare, laquelle, je ne sais pourquoi, m'attirait toujours.
A travers mon sommeil, je distinguai le craquement familier des bottes de Karl Ivanovitch, bien qu'il marchât sur le bout des pieds. Son visage était