Paul Bourget

La terre promise


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avait d'étrange, il ajouta pour dérouter par une fausse demande la curiosité d'ailleurs peu vraisemblable de son interlocuteur et obtenir cependant son renseignement: – «C'est une femme âgée et très grande?..»

      – «Âgée, non, monsieur,» reprit l'Allemand. «Trente ou trente-cinq ans peut-être. On ne sait pas. Elle a l'air si malade!.. Elle est plutôt petite et mince au contraire…»

      – «Allons,» se dit Francis en commençant de monter l'escalier, «il faut avoir le courage de regarder les choses en face. C'est son château, son nom, son prénom, son âge, l'âge de sa fille… C'est elle…» Il se répétait ce nom de Pauline Raffraye en montant les deux étages d'escaliers qui devaient le conduire à sa chambre. En toute circonstance il eût été troublé profondément par l'annonce qu'il se trouvait sous le même toit que cette ancienne maîtresse, – car une ancienne maîtresse possède seule le pouvoir de bouleverser à ce degré un fiancé aussi épris que l'était celui-là. – Mais apprendre cette présence ainsi, presque à la minute où Henriette et lui venaient d'être frappés par cette étrange appréhension d'un malheur inconnu, devait accroître singulièrement ce trouble, d'autant plus que ce nom de Mme Raffraye ne lui rappelait pas seulement l'épisode le plus passionné de sa jeunesse. Il lui représentait la créature dans laquelle il avait cru deviner les plus noirs abîmes de perversité, celle qui lui avait été la plus funeste, le mauvais génie de tant d'années de sa vie, celle aussi pour laquelle il avait été le plus implacablement dur, presque cruel. Et cette femme venait d'arriver à Palerme, quand il existe tant d'autres villes d'hiver, dans cet hôtel, quand, à Palerme même, il existe tant d'autres hôtels et de plus célèbres, et à quel moment? Quand il se trouvait là dans ce coin retiré du monde où il avait le droit de se croire bien caché, auprès d'une jeune fille qu'il aimait, dont il était aimé, qu'il allait épouser… L'idée d'attribuer cette présence à quelque plan d'action inconnue et redoutable devait venir et vint aussitôt au jeune homme, dont la sensibilité naturellement très vive était encore surexcitée par le ravissement de cette promenade de la matinée. Cette folle idée s'empara de lui, dans le temps qu'il mit à monter jusque chez lui, avec la peur et le demi-égarement d'une panique irraisonnée, maladive, irrésistible. Ce fut au point qu'il avait le visage tout altéré quand il entra dans le salon particulier où il prenait tous ses repas, en compagnie de Mme Scilly et de sa fiancée. Il lui fallut subir la sollicitude inquiète de cette dernière, – il lui fallut, pour la première fois, dissimuler et attribuer son changement de physionomie et d'humeur à une migraine causée par le soleil, lui qui, depuis des jours, vivait avec Henriette cœur à cœur, dans une communion si constante de leurs pensées! Il lui fallut voir sur ce doux et tendre visage la plus amoureuse inquiétude, et l'impression de malaise que lui donna cette nécessité de mentir jointe à l'anxiété dont il se sentait invinciblement dévoré lui fut si insupportable qu'il dut se retirer dans sa chambre pour toute l'après-midi, sous le prétexte de son indisposition grandissante. Il voulait à tout prix ramasser sa pensée et regarder bien en face les données du problème que lui posait, d'une manière pour lui tragique, cette arrivée soudaine et dont il n'admettait pas une minute qu'elle ne fût point intentionnelle. Mais comment faire cet examen sans évoquer tous les événements, toutes les sensations aussi d'un passé qui contrastait trop cruellement avec celui dont la mère d'Henriette avait caressé dans sa rêverie, quelques heures plus tôt, les délicates et naïves images? Ah! Quelle tristesse de sentir l'âcre amertume d'un coupable et mauvais amour que l'on a voulu, que l'on a cru fini, nous inonder à nouveau l'âme à l'instant même où cette âme s'enivrait, jusqu'à l'extase, des joies d'un autre amour, tout lumière et tout espérance!

      – «Et cependant,» gémissait Francis, une fois seul et libre de s'abandonner au cours de ses souvenirs, «après tant d'années, est-ce que je ne dois pas être aussi mort pour elle qu'elle est morte pour moi?..»

       II

      UNE ANCIENNE MAÎTRESSE

      Tant d'années! Les journaux pliés sous leur bande, que le coude du jeune homme froissait durant cette après-midi commencée sur une impression si douloureuse, portaient en effet la date de 1886, et c'était en avril 1877 qu'il avait parlé à Pauline Raffraye pour la dernière fois. D'autre part, il l'avait rencontrée pour la première fois vers la fin de l'hiver 1876. Douze mois de sa vie à peine tenaient dans ce souvenir de femme. Mais les amours qui laissent après eux une cicatrice ineffacée ne sont pas toujours ceux qui ont duré le plus longtemps, ni ceux qui abondèrent en incidents romanesques ou tragiques. Quand une maîtresse a blessé une certaine place profonde et malade de notre cœur, elle a beau n'avoir eu de nous que quelques semaines, elle nous demeure inoubliable et à jamais vivante. Nous mettons entre elle et nous la distance, le temps, d'autres visages, d'autres caresses, d'autres joies, d'autres douleurs. Rien n'y fait. Nous l'avons dans le sang, comme dit une énergique et si juste expression du peuple. Il faut ajouter que cette première rencontre de Francis Nayrac avec Pauline Raffraye s'était accomplie dans des conditions particulièrement dangereuses pour lui. Il avait alors vingt-cinq ans. Ayant perdu très jeune son père et sa mère, toutes ses affections de famille s'étaient reportées sur une sœur unique, Mme Julie Archambault, mal mariée et peu heureuse. Cette sœur, son aînée de quatre ans, l'avait élevé, dans cette période difficile de la fin de l'adolescence où la tendresse ne sert de rien quand elle n'est pas accompagnée par un sens très juste des lois vraies du monde social. Julie commença par vouloir garder son frère auprès d'elle. Il fit donc son droit aussitôt à sa sortie du collège, reculée d'une année à cause de la guerre, et il eut des aventures très banales, vulgaires, qu'elle sut et qui lui firent peur. Elle pensa que la fortune et l'oisiveté allaient le perdre, et elle considéra comme un grand sacrifice, mais nécessaire, de l'occuper et de l'occuper loin de Paris. Les tristes expériences de son mariage lui donnaient ce préjugé contre cette capitale qui est aussi fréquent chez certaines femmes très honnêtes que le préjugé contraire peut l'être chez certains boulevardiers. Elle se trompait. Si la facilité de plaisir qui se rencontre dans cette ville est funeste à beaucoup de jeunes gens, trop entraînables ou trop vaniteux, la solitude morale et intellectuelle de la province ou de l'étranger est plus funeste à quelques autres, prédisposés déjà aux abus de la vie imaginative et sentimentale. Ce fut toute l'histoire de Francis. À Paris, ses premiers désordres l'eussent vite lassé et l'honnêteté profonde de sa nature l'aurait poussé aussitôt à ranger son existence dans ce qui reste la chance la plus probable du bonheur: le mariage jeune. Entré sur les conseils, presque sur l'injonction de sa sœur, dans la carrière diplomatique pour laquelle il n'avait aucune espèce de goût, il fut pour son malheur attaché d'abord à une des légations les plus retirées d'Allemagne. En 1876, il venait donc de passer deux années à Munich, presque absolument replié sur lui-même, occupé à lire, à rêver, à attendre la vie au lieu de commencer de vivre, dans une autre oisiveté, celle des chancelleries, où la fréquentation forcée et continue des collègues exaspère encore l'isolement intérieur quand elle ne produit pas l'amitié. Ces deux années eurent pour résultat de développer en lui un état très particulier qui se rencontre, mais passagèrement, chez un petit nombre de jeunes hommes destinés pour la plupart à devenir des artistes ou des écrivains, et, d'une manière plus fixe, chez beaucoup de jeunes femmes, mécontentes de leur sort ou dépourvues de stricts devoirs. Cet état, bien plus redoutable pour la sage hygiène de l'avenir que ne le sont de banales débauches, a été profondément défini d'un mot célèbre par le plus humain et le plus troublé des Pères de l'Église. Il consiste à trop aimer à aimer, – maladie inoffensive quand elle est courte, périlleuse et féconde en conséquences funestes lorsqu'elle se prolonge. Celui qui aime ainsi à aimer se complaît dans le mirage de romans à vide que la réalité, semble-t-il, dissipera aussitôt. En fait, il s'habitue peu à peu à juger insignifiant tout ce qui ne se rapporte pas de près ou de loin aux passions de l'amour. Les intérêts et les devoirs de son métier reculent dans sa pensée à une place secondaire. Le rêve généreux et viril de fonder une famille, celui de servir une haute cause idéale de science, d'art ou de politique, celui plus personnel de se distinguer par des triomphes de carrière, – ces divers principes de robuste activité s'affaiblissent, s'étiolent, disparaissent pour laisser la place à la constante préoccupation de l'indéfini lendemain