Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855
corps le plus nombreux, le plus utile au pays; je comprenais qu'en France ce corps était l'infanterie; je voyais bien clairement que, dans cette arme, où les droits de l'ancienneté, d'accord avec la justice, portent au grade d'officier une grande quantité de sergents-majors et de sergents, ceux-ci n'avancent guère plus ensuite qu'à leur tour, tandis que le choix se porte naturellement toujours sur ceux qui ont fait des études, qui proviennent des Écoles et qui paraissent presqu'exclusivement destinés, par la force des choses, à devenir officiers supérieurs; il était clair pour moi que, dans la Marine ou dans les autres corps spéciaux, tous les officiers étant instruits, tous avaient les mêmes chances d'avancement au choix; enfin je connaissais l'éclat des services du général Bernadotte; mais je réfléchis, d'un autre côté, que, parent de M. de Bonnefoux, qui, par des embarquements de choix, me mettrait en évidence, et décidé à bien travailler, à beaucoup naviguer, je pourrais faire d'assez grands pas dans ma carrière; songeant, par-dessus tout, au chagrin de quitter ce digne parent, mes bons camarades et des travaux vivement poursuivis, je me décidai et je refusai. À quoi tient une existence? qui peut dire à présent où je serais? mais peu importe, sans doute, car je ne me trouverais pas, en ce moment, plus heureux que je ne le suis.
J'eus, bientôt après, un assaut du même genre à soutenir. Le Ministre, ayant ordonné une mission scientifique sur les côtes de la Nouvelle-Hollande79 et ayant obtenu des passeports de paix pour les deux bâtiments qui devaient en être chargés, avait désigné, parmi les aspirants de l'expédition, Moreau, à cause de son instruction supérieure, et moi, pour mon brillant examen. Toutefois l'option était laissée à chacun. Moreau accepta sans balancer, car il n'avait pas encore navigué, et il brûlait de s'exercer, de commander, et d'arriver à un grade assez élevé pour pouvoir, un jour, diriger ses talents, son influence et son bras vers le but éternel de ses volontés: une révolution nouvelle dans sa patrie, dont il était incessamment préoccupé. M. de Bonnefoux lui remit son ordre d'embarquement, en chef qui estimait un si noble jeune homme; et, avec une grâce infinie, il y ajouta le don d'un instrument nautique appelé sextant, qui l'avait accompagné dans toutes ses campagnes. L'ardent Moreau partit donc et revint de cette longue campagne, marin consommé, bientôt enseigne de vaisseau80, bientôt lieutenant de vaisseau, et chacun applaudissait. Malheureusement une balle vint l'atteindre sur la Piémontaise, où il était commandant en second. Balle funeste, mais qui inspira une résolution sublime! Moreau prévoit que sa frégate succombera dans le combat inégal qu'elle soutient; il sent que sa blessure brise sa carrière… Lui, prisonnier, lui, arrêté dans ses vastes projets; lui, voir l'Anglais triomphant commander à sa place; lui, mourir peut-être lentement de sa blessure, non, ce n'est pas possible!.. Plutôt mille fois une mort immédiate!.. Il appelle donc un matelot dévoué, et, recueillant ses forces pour dominer, de la voix, le bruit de l'artillerie, il lui ordonne de le jeter à la mer. Le matelot recule épouvanté, et veut le faire porter au poste des blessés; mais l'ordre est réitéré; et tel était l'ascendant de ce caractère vraiment surhumain que le matelot s'approche, détourne les yeux, et, avec une pieuse résignation, il obéit. «Merci, dit Moreau, vous êtes un véritable ami…»
Après avoir raconté cette catastrophe, il me reste à peine assez de mémoire, assez de force, pour dire que la mission à laquelle le Ministre me rattachait, étant une mission de paix, je ne voulus pas en faire partie, quoique le grade d'enseigne de vaisseau fût certain pour moi, à une époque rapprochée, et, malgré le lustre que de telles campagnes font rejaillir, toute la vie, sur un officier; mais je ne croyais pas convenable de devenir enseigne, en temps de guerre, sans avoir vu le feu; je préférai donc en chercher les occasions, et cette considération me décida.
CHAPITRE III
Sommaire: Je suis nommé second du cutter le Poisson-Volant, puis je reviens sur le Dix-Août. – Ce vaisseau est désigné pour faire partie de l'escadre du contre-amiral Ganteaume, chargée de porter des secours à l'armée française d'Égypte. – L'escadre part de Brest. – Prise d'une corvette anglaise en vue de Gibraltar. – Les indiscrétions de son équipage. – Le surlendemain, le Jean-Bart et le Dix-Août, capturent la frégate Success, qui ne se défend pas. – Chasse appuyée par le Dix-Août au cutter Sprightly. – Je suis chargé de l'amariner. – L'amiral change brusquement de route et rentre à Toulon. – Le commandant Bergeret quitte le commandement du Dix-Août; il est remplacé par M. Le Goüardun. – Mécontentement du premier Consul. – Ordre de partir sans retard. – L'escadre met à la voile. – Abordage du Dix-Août et du Formidable, dans le sud de la Sardaigne. – Graves avaries. – Relâche à Toulon. – L'amiral reçoit l'ordre de participer à l'attaque de l'île d'Elbe. Bombardement des forts. – Assaut. – Je commande un canot de débarquement. – Soldat tué par le vent d'un boulet. – Prise de l'île d'Elbe. – L'amiral Ganteaume débarque ses nombreux malades à Livourne. – Il fait passer ses 3.000 hommes de troupes sur quatre de ses vaisseaux et renvoie les trois autres sous le commandement du contre-amiral Linois. – Le moral des équipages et des troupes. – Le premier Consul accusé d'hypocrisie. – Digression sur le duel. – L'escadre passe le détroit de Messine, et arrive promptement en vue de l'Égypte. – À la surprise générale, l'amiral ordonne de mouiller et de se préparer à débarquer à 25 lieues d'Alexandrie. – Apparition de deux bâtiments anglais au coucher du soleil. – L'escadre appareille la nuit. – Un mois de navigation périlleuse sur les côtes de l'Asie-Mineure et dans l'Archipel. – Retour sur la côte d'Afrique, mais devant Derne. – Nouvel ordre de débarquement et nouvelle surprise des officiers. – Verbois, Hugon et moi, nous commandons des canots de débarquement. – À 50 mètres du rivage, l'amiral nous signale de rentrer à bord. – Fin de nos singulières tentatives de secours à l'armée d'Égypte. – Retour à Toulon. – Souffrance des équipages et des troupes. – La soif. – Rencontre à quelques lieues de Goze, du vaisseau de ligne de 74, Swiftsure. – Combat victorieux du Dix-Août contre le Swiftsure. – Pendant le combat, je suis de service sur le pont, auprès du commandant. – Mission dans la batterie basse. – Le porte-voix du commandant Le Goüardun. – Le point de la voile du grand hunier. – Paroles que m'adresse le commandant. – Capture du Mohawk. – Arrivée à Toulon. – Grave épidémie à bord de l'escadre et longue quarantaine. – La dysenterie enlève en deux heures de temps mon camarade Verbois couché à côté de moi dans la Sainte-Barbe. – Je le regrette profondément. – Fin de la quarantaine de soixante-quinze jours. – Le commandant Le Goüardun demande pour moi le grade d'enseigne de vaisseau. – Histoire de l'aspirant Jérôme Bonaparte, embarqué sur l'Indivisible. – Les relations que j'avais eues avec lui à Brest, chez Mme de Caffarelli. – Après la campagne, il veut m'emmener à Paris. – Notre camarade, M. de Meyronnet, aspirant à bord de l'Indivisible, futur grand-maréchal du Palais du roi de Wesphalie. – Paix d'Amiens. —Le Dix-Août part de Toulon pour se rendre à Saint-Domingue. – Tempête dans la Méditerranée. – Naufrage sous Oran, d'un vaisseau de la même division, le Banel. – Court séjour à Saint-Domingue. – Retour en France. – À mon arrivée à Brest, M. de Bonnefoux me remet mon brevet d'enseigne de vaisseau. – Commencement de scorbut. – Histoire de mon ancien camarade Sorbet. – Congé de trois mois. Séjour à Marmande et à Béziers. – L'érudition de M. de La Capelière. – Je retourne à Brest, accompagné de mon frère, âgé de quatorze ans, qui se destine, lui aussi à la marine.
Les campagnes de Bertheaume étaient trop insignifiantes pour que M. de Bonnefoux me les laissât faire longtemps; il me fit donc passer sur le cutter le Poisson-Volant, destiné à protéger nos convois dans la Manche, et il m'y embarqua comme commandant en second. Je craignis, d'abord, d'être embarrassé de tant d'autorité; mais tout allait assez bien, lorsque sept vaisseaux furent désignés par le consul Bonaparte pour aller porter des secours à l'armée qu'il avait abandonnée en Égypte. Le Dix-Août étant un de ses vaisseaux, j'y retournai avec empressement. J'y retrouvai mes anciens camarades, moins Moreau, mais plus Louin et Desbois, deux très bons jeunes gens de La Guerche