sa chère Écosse; l'aspect du lac de Genève enfin, tout contribuait à calmer ses ennuis et à ranimer ses forces physiques. Tous les soirs, comme si le lac eût pu verser dans son ame la tranquillité de sa limpide surface, il aimait à voguer sur les flots, dans un frêle bateau. Ces courses n'étaient pas sans danger: quelquefois l'onde s'agitait subitement avec violence, et notre poète, un jour, fut sur le point de périr à l'endroit même où Saint-Preux avait caressé l'idée de précipiter dans les flots madame de Volmar. C'est ainsi que, dans la nature, tout, jusqu'aux élémens, semblait destiné à nourrir son ame de grandes et poétiques inspirations.
Il retrouva, dans les environs de Genève, ses anciens amis; Cam Hobhouse, Monk Lewis, auteur du plus fantastique des romans, et Shelley, dont les habitudes austères et les opinions indépendantes lui plaisaient, jusque dans leur exagération. Mais, de toutes les personnes dont il cultiva la société, nulle ne l'intéressa plus que madame de Staël, alors retirée à Coppet: c'était, en effet, deux ames dignes de s'entendre. On se rappelle la prédilection de Corinne pour la littérature, les opinions et les lois de l'Angleterre; elle semblait remercier chaque citoyen de Londres de la naissance de Shakspeare et de la chute de Napoléon. En ce moment, comme elle avait au nombre de ses hôtes plusieurs Anglaises, de celles dont Byron avait flétri les doctes prétentions, il était naturel qu'elle fût encore la dupe des calomnies débitées contre l'auteur de Childe Harold. Quand on annonçait la visite de Byron, ces dames quittaient le salon, et frémissaient à l'idée de regarder en face un semblable monstre. Pour madame de Staël, à peine l'eut-elle entendu, qu'elle déposa ses anciens préjugés. Un jour, après avoir lu les stances que Byron avait adressées à sa femme en quittant l'Angleterre, elle s'écria: «Mesdames, je ne sais quel est le coupable, mais je me consolerais d'avoir été malheureuse comme lady Byron, si j'avais inspiré à mon époux de semblables adieux.» En effet, pour ceux qui ne sont pas dépourvus de sensibilité, ces vers seront toujours, à défaut d'autres Mémoires, la condamnation de lady Byron.
C'est à la campagne Diodati qu'il composa Manfred, la première et la plus grande de ses compositions dramatiques, et le Prisonnier de Chillon, dans lequel il semble, comme en se jouant, avoir réuni à l'imagination de Dante celle de Châteaubriand. De la Suisse il descendit en Italie, accompagné de Shelley et du docteur Polidori, son secrétaire, le même qui publia quelques mois plus tard, à Londres, la fameuse histoire du Vampire. Arrivés à Montanvers, le prieur des bénédictins les pria de mettre leurs noms sur l'album du couvent. Shelley répondit à cette invitation en y inscrivant le mot Αθεος. Mais Byron, jetant à son tour un regard sur le livret, se hâta de passer un trait sur le mot que Shelley avait eu la ridicule hardiesse de tracer. Telle fut pourtant la seule preuve qu'osa plus tard donner le poète Southey de l'athéisme de Lord Byron. Les ouvrages de l'illustre poète se chargent à l'envi de démentir cette odieuse imputation: Byron fut, au contraire, et toute sa vie, tourmenté de ces doutes métaphysiques, nobles et sûrs indices d'une ame profondément religieuse; et quant à Shelley lui-même, auteur d'un poème satirique, la Reine mob, dans lequel les opinions dogmatiques sont peu respectées, il est certain qu'il avait sur l'immortalité de l'ame, et sur l'indépendante dignité de son essence, les idées les plus respectables. Nous ajouterons toutefois qu'elles offraient quelques rapports visibles avec celles de Spinosa, si souvent accusées, si rarement approfondies.
La première résidence de Lord Byron, en Italie, fut Milan. Il y passa l'automne et une partie de l'hiver de 1816; il allait, presque tous les soirs, entendre, à l'opéra de la Scala, ces belles partitions dont la France commence à préférer la large mélodie aux ariettes de sa lourde, maigre, et vieille musique. Des premiers jours de l'année 1817 aux derniers de 1819, il vécut à Venise: il y composa Mazeppa, les deux drames de Marino Faliero et des Deux Foscari et le quatrième chant de son cher Childe Harold. Dans les derniers vers de cet immortel poème on sent l'influence des impressions du ciel vénitien sur son cœur; les ruines de l'ancienne reine du monde glissent, moins désolantes, devant ses yeux: il sourit même à la vue des danses et de la guitare adriatique, et l'Italie, semblable aux jardins d'Armide, entremêle sans cesse, à ses mélancoliques méditations, de suaves accens de mollesse et d'amour. Au coucher du soleil, qui n'est nulle part aussi magnifique qu'à Venise, il parcourait la ville dans une élégante gondole, tandis que, pour quelques pièces d'argent, deux bateliers reproduisaient, dans leurs chants alternatifs, les octaves d'Arioste et de Tasse. Le jour, il allait sur les sables du Lido exercer ses chevaux ou se baigner dans la mer. Il parcourait les campagnes, et, pénétrant dans les plus humbles cabanes, il prodiguait aux malheureux des secours et des consolations. Le feu prit un jour à la boutique d'un cordonnier: chargé d'une nombreuse famille, ce malheureux se voyait privé de toutes ressources. Byron l'apprend; lui fait passer la valeur de tous les objets que les flammes avaient dévorés, et quelques jours après il l'invite à retourner chez lui. Sa maison était reconstruite, plus commode, plus élégante qu'auparavant. Le hasard fit découvrir aux Vénitiens étonnés plusieurs semblables traits de générosité.
Mais un penchant invincible l'entraînait en même tems au plaisir: gardons-nous de le lui reprocher: cette passion pour les femmes, dont on lui fit un si grand crime dans son immorale patrie, fut sans doute l'une des sources de son génie. À Venise, il fréquenta les brillantes réunions, les bals masqués, les concerts et les théâtres: mais les faciles enchanteresses de Venise entourèrent vainement sa tête de fleurs; les souvenirs de l'injustice de ses compatriotes, de son premier amour et de sa fille, ne cessèrent de l'y poursuivre. Il demandait et recevait fréquemment, par l'entremise de sa sœur, des nouvelles de sa chère Ada; et quand ses lettres éprouvaient quelque retard, il tombait dans de profonds accès de mélancolie.
Tandis que son tems semblait ainsi consacré à de frivoles distractions, il faisait paraître une succession de nouveaux chefs-d'œuvre. Las de ne présenter que les inspirations d'un noble enthousiasme à un monde qu'il avait appris à mépriser en le connaissant mieux, il parut se repentir d'avoir pris au sérieux les malheurs et les turpitudes humaines, et il forma le plan d'un ouvrage dans lequel il reproduirait, sous un nouveau point de vue, la grande scène de la société. Dans ce poème extraordinaire de Don Juan, vers, octaves, chants, conception, tout d'abord paraît improvisé; mais ce désordre apparent est un heureux effet de l'art. L'intention profondément calculée de Byron fut de peindre le monde tel qu'il était, avec ses courtes joies et ses souffrances inénarrables; il voulut fatiguer les ames capables de réfléchir, en les obligeant à considérer à quel degré d'abaissement, de honte, leurs préjugés les faisaient descendre. Jamais projet ne fut mieux exécuté. Vices de l'éducation, malheurs de l'humanité, innocens plaisirs, honteuse débauche, horreurs de la guerre, intrigues et vanités des cours, peinture d'une nation parvenue au dernier degré de corruption, tel est le vaste et instructif tableau que déroule à nos yeux le Don Juan. On pourrait lui appliquer ces vers charmans du second chant:
I can't describe it, though so much is strike;
Nor liken it, – I never saw the like.
«Je ne puis le décrire, quoiqu'il m'ait fait une vive impression, ni le comparer à quelque chose. – Je n'ai jamais rien vu de pareil.»
On a pourtant comparé Don Juan à la Pucelle; c'était juger d'un arbre d'après son écorce. Voltaire, dans son poème, s'empare de toutes les idées nobles que notre imagination aime à nourrir: il lutte contre elles, il ne les quitte qu'après les avoir imprégnées de ridicule. Du reste, il ne démêle rien avec les turpitudes de la vie: elles sont, au contraire, son point de départ et le niveau auquel il s'efforce de ramener toutes choses. Que s'il s'arrête avec complaisance sur des scènes d'amour, son pinceau ne produit encore qu'un tableau infernal dont, fort heureusement, on chercherait en vain, dans la nature, le modèle. Les deux poèmes ont pourtant cela de commun, qu'ils sont tous deux l'effet d'une débauche d'esprit. Mais la Pucelle fut premièrement destinée à égayer6 les loisirs de Frédéric-le-Grand, tandis que le Don Juan fut composé pour une génération qui avait lu avec enthousiasme Werther, René, Childe Harold et Manfred. La verve de gaîté ne pouvait donc être de la même espèce dans les deux ouvrages. Dans Juan on aperçoit l'ironie,