Blanche Jacques-Émile

Aymeris


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dans la couche d’Emmanuel-Victor, fut la mère de Caroline et de Lucile; Berthe Aymeris, Marseillaise d’origine, fille d’un amiral Chancelot, s’éteignit dans l’établissement d’un neurologue. Lili et Caro ne l’avaient pas revue depuis le jour sinistre où, les ayant prises pour des crapauds, la démente les poursuivit à coups de canne; si ces demoiselles l’avaient aimée, maintenant elles ne faisaient plus allusion à leur mère. Caroline savait qu’elle ressemblait à la folle; la crainte de ce funeste héritage prit la forme d’une obsession. Pierre, Me Aymeris, tenait de la sienne un charme naturel, mais une bonté un peu passive qui l’aurait mal servi dans sa carrière, n’eût-il reçu d’Emmanuel-Victor un jugement sûr et que, seule, corrigeait parfois sa pitié pour l’adversaire. Pierre Aymeris, avocat aurait fait des excuses à la partie adverse, s’il eût osé: – Il ne plaide que les causes justes… Qui choisit Me Aymeris doit avoir le Droit pour lui, – disaient ses clients.

      Les magistrats lui accordaient une place à part dans le barreau. Si son discours n’avait pas les «fulgurances de celui de son père», on reconnaissait en Pierre Aymeris un plus sûr conseil qu’en Emmanuel-Victor. Excepté pour lui-même, le pauvre! – eût dit sa femme et cousine germaine. Alice, dès le couvent, «s’était languie» du collégien Pierre, dont elle eût voulu se faire remarquer. Pendant les vacances, elle lui décochait de tendres œillades, commençait des phrases amphigouriques, tant émue en lui parlant, qu’elle «bafouillait». Pierre la «reprenait». La brusquerie d’Alice, ses saillies comiques s’amortissaient comme une balle contre la correcte façade du cousin. Alice était telle une chèvre qui use de ses cornes contre ceux mêmes qui la flattent. Attachée au piquet, si elle casse le lien, la pauvre bête est mise à la chaîne, un peu plus loin. L’enfant impatiente, mais sévèrement régentée, savait qu’au moindre mouvement d’indépendance elle serait punie. Ses plaisanteries étaient celles des enfants battus. Alice pinçait l’oreille de Pierre, lui glissait des billets doux dans ses poches et se sauvait. Pierre, au lieu qu’il l’en remerciât ou y répondît par quelque gentillesse, corrigeait les fautes de grammaire de «la linotte», mais se dérobait à ses avances. A vingt ans, Alice dut se résigner; elle s’arma de patience et attendit «la fin du voyage au long cours» – disait-elle; – la destinée lui ramènerait «le capitaine las de parcourir le monde». – Alors serait-elle «sur le quai, toute prête à poser sur le visage du prodigue un baiser de pardon…»

      Georges trouva dans les papiers de son père une lettre que Pierre Aymeris avait toujours gardée:

      Cher Pierre,

      Est-il trop tard? Est-il jamais trop tard? Tu en cherches peut-être «une» trop loin, quand tu la trouverais si près! Passeras-tu à côté d’elle sans la voir? A mon âge, je ne t’offrirai plus les aventures romanesques de l’amour; mais je serai toujours là et jamais ne me lasserai d’attendre. Un mur se dresse de plus en plus haut, qui me cache le futur. Un regard de toi le ferait crouler.

      Ta fidèle cousine, qui voudrait être ta fidèle compagne jusqu’au tombeau.

Alice.

      P. – S. —Comme je voudrais t’aider! Tu as besoin d’une femme énergique, avisée, qui te montrât les pièges tendus à ta bonté, et te protégeât contre les excès de ton cœur…

      Nous ignorons comment s’était conclue cette union des deux cousins germains, qui avaient déjà de beaucoup, dépassé la trentaine.

      Caroline et Lucile avaient peu d’idées communes avec Alice Aymeris; moins encore de bienveillance pour cette cousine qui avait donné des leçons de dessin; – n’avait-on pas songé pour Alice à une situation de dame de compagnie? Ceci équivaudrait, selon elles, à une mésalliance.

      Alice Aymeris était passée, du couvent de son enfance, à celui des dames de l’Adoration Perpétuelle, où sa mère, veuve, avait élu domicile près de sa fille aînée, qui y avait pris le voile. Dans un corps de bâtiment où était la loge de la sœur tourière, habitaient quelques «dames pensionnaires» laïques, elles-mêmes presque des religieuses.

      En deux chambres froides, Mme Vve Caron-Aymeris vécut pauvrement avec Alice, afin d’être plus proche et «plus digne de sa sainte fille Blanche», que les règles d’un Ordre cloîtré lui défendaient de voir; mais elle entendait aux offices le soprano de Blanche monter sous les voûtes de la chapelle.

      Mme Caron-Aymeris était janséniste, et d’une cruelle austérité. Alice faisait le ménage de sa mère, balayait les couloirs avec les sœurs converses; elle aussi était une sorte de converse en bonnet et pèlerine d’uniforme. Ses cheveux se divisaient en bandeaux noirs et lustrés. Sortait-elle? Espérant apercevoir Pierre chez l’oncle Emmanuel-Victor, elle ajoutait un col tuyauté, prenait sa robe de soie puce, et, sous sa capote améthyste à brides noires, ses yeux étincelants d’intelligence lui prêtaient une sorte de beauté. Dans la famille, le mot d’ordre fut: Alice n’a pas d’âge; ni âge ni sexe. – En l’épousant, Pierre, une fois de plus, s’oublie lui-même, – dirent les sœurs, quand la nouvelle fut officielle.

      Le bonheur ferait-il reverdir la plante aux feuilles jaunissantes? Pierre et Alice, mariés depuis un an, Lili et Caro conclurent: Pierre a trouvé son maître en sa cousine… Ah! la fine mouche! Qui l’eût crue si maligne? Elle tient son trésor: l’avocat en passe de devenir bâtonnier, celui que recherche le monde, qu’on invite aux Tuileries. Pierre n’aurait-il pu rencontrer parmi ses belles connaissances des douzaines de femmes qui eussent au moins su tenir sa maison, présider aux réceptions, faire figure?

      Mme Aymeris n’avait manqué que d’une occasion pour s’affirmer; elle prit la barre, commanda et se fit obéir. Econome et prudente, elle mit bon ordre aux trop généreuses aumônes de son époux, tâchant d’avertir l’excellent homme qu’amollissait la pitié. Une franchise, parfois maladroite, irritait M. Aymeris et ne l’éclairait point.

      Les enfants vinrent: Marie, Jacques, puis Georges. Les deux aînés moururent. – Si je les avais eus plus tôt, ce qu’ils seraient maintenant! – disait Alice.

      Ces maternités tardives, au lieu d’épanouir Mme Aymeris, l’épuisèrent. «Les fruits de l’arbre vétuste tombèrent au premier souffle de l’aquilon,» écrit mon ami quelque part, dans le ton de l’époque.

      Au début de son journal, Georges évoquait la maison de ses parents vers 1868. Il se voyait entouré de vieillards. Père, mère, tantes, Mme Demaille, la marraine de Marie, Nou-Miette, les serviteurs, Miss Ellen, étaient pour lui des centenaires. Quand Georges demanda pourquoi Amable, la doyenne des Aymeris, qui l’avait tant gâté, était morte, on lui avait répondu:

      – Parce qu’elle était très vieille.

      – Quel âge?

      – C’était une centenaire.

      – Une centenaire, qu’est-ce que c’est?

      – Une centenaire, c’est quelqu’un qui a vécu un siècle.

      – Qu’est-ce que c’est, un siècle? C’est vieux?

      Et Mme Aymeris, à bout de ressources, eut recours à une image.

      – Le poirier qui ne donnait plus de fruits, tu sais, en bas du jardin, près de tes poules et de tes lapins, le tronc sur lequel grimpent des capucines? C’était un centenaire, on en a fait des bûches.

      – Ah!

      Et tout le monde était devenu pour Georges, les enfants exceptés, des centenaires, ceux qu’on emporte ailleurs, ceux qu’on abat comme des arbres.

      Tel un oiseau des îles, rare et dépareillé, Georges, seul dans sa cage, voyait au travers des barreaux des gens faire des choses interdites à lui, et il ne rejoindrait jamais ces centenaires.

      Plus de Ranelagh, à cause de l’humidité des pelouses et des quinconces; défense de s’approcher des autres enfants qui ont la coqueluche ou des éruptions mal guéries. Autour du Lac, levant la tête, autant dire tenu en laisse par Nou-Miette, il assistait aux derniers fastes de l’Empire. C’était une procession de calèches, de