Blanche Jacques-Émile

Aymeris


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Vous êtes fous, ton mari et toi, d’associer une fille à la fille manquée qu’est votre tardillon!.. Caro me le disait pas plus tard qu’hier: Vous ne vivez que dans les embrouilles! Est-ce que nous nous jetons à la tête des autres, nous? Nous avons toujours été discrètes, mais cette fois, c’est moi qui parle au nom de la famille, pour la mémoire d’Emmanuel-Victor, notre père! Il n’y a que nous qui ayons le culte de notre nom…

      Les Aymeris songeaient parfois à adopter une fille, leur Marie leur manquait tant! Peut-être Dieu leur envoyait-il Jessie: ils laissèrent dire, et, vers la fin de l’automne, la petite Anglaise fit son apparition.

      Lorsque Georges Aymeris me parlait de cette époque, il revoyait toujours avec mélancolie sa première rencontre avec l’enfant dont il me donna le daguerréotype.

      (Du journal:)

      Elle était descendue de l’antique berline du Bâtonnier, devant le perron du «château», dans une jupe de tartan rouge et noir, plus courte que ses pantalons; ses bas étaient couleur magenta; une toque de faux astrakan se tenait verticalement sur un front bombé; ses yeux hagards et à fleur de tête s’ouvraient jusqu’à ses oreilles, où des boucles de cheveux étaient collées par le sel marin, la tempête ayant fait rage entre Southampton et le Havre. Des mains osseuses, vertes et transparentes laissèrent choir sur le marchepied de la voiture une cantine mal ficelée, d’où s’échappèrent des rubans, d’innombrables chiffons, un peigne édenté, une brosse sans poils et un savon. Miss Ellen nous présenta Jessie. Jessie grimaça un sourire triste et niais, rougit et se moucha; elle avait un rhume de cerveau, qui devait, hélas! devenir chronique. Sa voix nasillarde et sourde semblait sortir de son front. N’eût-elle fait tant de peine, dès l’abord on l’aurait prise en grippe, comme certains malades d’hôpital, qui découragent par leur seule apparence les meilleures intentions. J’embrassai Jessie, cela nous gêna tous les deux. Jessie monta dans la chambre de Miss Ellen. J’entendis mes tantes ricaner:

      – Magnifique, la découverte d’Alice et de Pierre!

      Je pleurai d’énervement. Je la trouvais très gentille!

      Ainsi Georges dépeint, sans l’embellir, l’objet de son premier amour.

      Les premiers temps furent difficiles, mais l’intruse fit quelques progrès dans la langue française; appliquée et studieuse, on la cita comme exemple à Georges, l’isolé jusqu’ici sans émulation. Mme Aymeris fit de son mieux pour s’attacher à la gamine; trouverait-elle en Jessie Mac Farren «une sœur» pour son fils? En dépit de leur égal mutisme, Georges et Jessie formèrent une sorte de camaraderie; de sourds-muets. D’apparentes affinités agrafaient l’un à l’autre ces enfants qui se sentaient perdus dans l’univers.

      Ellen les apprivoisa petit à petit. Au parc, Jessie fut partenaire dans des jeux paisibles. L’égyptologue enfouissait dans la terre des statuettes de cuivre, des bougeoirs, des médailles, des vases de verre, espérant les ternir et qu’il y fleurît de ces irisations de paillettes métalliques, si chatoyantes dans les vitrines du Louvre. Des jupes claires, des tabliers à «frills» au milieu des massifs de lilas, égayèrent les allées ombreuses et le gazon où les arcs d’un croquet étaient coiffés d’une fiche de couleur. Mme Aymeris chargeait Miss Ellen de répandre autour d’elle la gaîté de la jeunesse. Jessie essuya maintes fois la mauvaise humeur de Caroline et de Lili, qui l’appelaient «l’emplâtre», parce qu’aux leçons modérées de gymnastique et de danse, où elle se rendait comme à la guillotine, Jessie, semblant pétrifiée, aux ordres de la monitrice, n’avançait que si Georges en faisait autant.

      Pareille à toutes ses compatriotes, elle avait de «bonnes manières». Mrs Randall l’avait dit:

      – Vous auriez pu croire, Madame, que ma nièce ferait tache dans votre intérieur, mais chez nous, il n’y a qu’un modèle, pour les sujettes de notre reine Victoria, une seule chose compte: les manières. La «school mistress», la mère, l’institutrice ou la nurse nous donnent les mêmes habitudes, aux riches et aux pauvres. Jessie est d’humble condition, mais she has the manners of a perfect lady4.

      Elle se tenait bien à table, rangeait parallèlement sur l’assiette, quand elle avait fini d’un plat, sa fourchette et son couteau. Georges ne les posa plus sur la nappe, par peur de la salir; il ne «sauça» plus avec son pain; il ne s’appuya plus au dossier de la chaise; garda sa serviette pliée sur ses jambes; «affectations d’outre-Manche», auxquelles les tantes se seraient laissé prendre, si Jessie eût été «la fille d’une duchesse». Mme Aymeris s’en amusa, mais n’attachait pas au protocole de la nursery autant d’importance que son époux qui, par profession, avait fréquenté le monde élégant et la Cour Impériale. M. et Mme Aymeris se congratulèrent d’avoir recueilli l’orpheline. Si elle n’était pas «une aigle», en voici une qui ne ferait de mal à personne! – Il était agréable que les enfants eussent ces jolies façons que les Anglaises savent imposer aux bambins.

      Mesdemoiselles Aymeris fulminaient.

      – Rule Britannia! On change les couverts à chaque service, maintenant, chez les Pierre! C’est des bouffonneries du Bourgeois gentilhomme, les Pierre sont tout à fait fous! Est-ce que leur Ellen et leur Jessie, dans leur taudis londonien, avaient des cuillers et des fourchettes de rechange? oseraient-elles faire leurs giries dans l’office? Et ça veut donner des leçons à une famille Aymeris! Pour Pierre, j’admets que ça l’amuse… Mais Alice! L’Alice de la rue d’Ulm! Cela ne fera pas qu’elle n’appelle un Président: M. le Conseiller, et qu’elle ne coupe la parole à ses convives, pour lancer une opinion à briser la carrière de mon frère! Aussi Pierre recommence-t-il à dîner dehors, il n’est plus jamais chez lui le soir.

      Nou-Miette, par exception, prenait le parti des tantes:

      – Je n’ai plus qu’à m’rentourner chez moi, Monsieur et Madame n’ont plus besoin de mes services, puisqu’il y a des Angliches chez eusses…

      Elle prépara ses malles. Mme Aymeris, toujours dupe des singeries de la Nivernaise, augmenta les gages, lui offrit une vache et un âne pour «le pays», lui fit jurer que jamais elle ne quitterait Passy, cette chère nounou, «de moitié dans le deuil des Aymeris», celle à qui Marie et Jacques avaient donné ce nom sacré de Nou-Miette!

      La nourrice, entre deux sanglots, jura qu’elle fermerait les yeux à ses bons maîtres. Mais son mari la rappellerait un jour… – pleurnichait-elle – elle filerait au pays, quand Jojo serait au collège, Madame devait comprendre; elle avait sa maisonnette, son champ, que Monsieur et Madame lui avaient achetés. Et le frère de lait de ce pauvre chéri de Jacques, son Jacquot à elle?.. Elle reviendrait quand Madame aurait besoin d’elle… par exemple à son lit de mort.

      Lili et Caro «s’éclipsèrent». Les Pierre étaient chambrés par leurs domestiques. Elles ne se mettraient certes pas entre l’arbre et l’écorce.

      Les vacances de 1870 approchaient. M. Aymeris venait d’acquérir le domaine de Longreuil, près de Trouville; la restauration du manoir était en cours, quand des rumeurs de guerre firent suspendre des travaux entrepris en vue de longues saisons à la campagne, où Georges devait trouver la santé.

      Longreuil étant inhabitable encore et les événements se compliquant, on pensa à Dieppe et aux cousins Voinchot dans la hâte de fuir Paris. En cas de guerre, de désordres civiques, l’enfant aurait en ces cousins des parents à qui l’on pourrait s’en remettre; ils ne demanderaient pas mieux que de recevoir «Georges et sa smala».

      M. et Mme Voinchot louèrent, à côté de leur maison, des chambres pour la «suite» de Georges, selon la formule de la Gazette Rose. Mme Aymeris, vers le 10 juillet, fit partir son fils; plus nerveuse que de coutume, elle s’occupa des préparatifs, des provisions de vêtements et de médecines, rédigea une liste de livres, avec de minutieuses recommandations pour cette absence, de longue durée peut-être, puisque Alice pouvait se trouver retenue auprès de son époux qui avait ses devoirs à Paris. Les tantes admirèrent cette abnégation maternelle, mais n’offrirent point d’accompagner l’enfant:

      – En