MAÎTRE
À tout hasard, je te le jure.
C'est que mon capitaine, bon homme, galant homme, homme de mérite, un des meilleurs officiers du corps, mais homme un peu hétéroclite, avait rencontré et fait amitié avec un autre officier du même corps, bon homme aussi, galant homme aussi, homme de mérite aussi, aussi bon officier que lui, mais homme aussi hétéroclite que lui…
Jacques était à entamer l'histoire de son capitaine, lorsqu'ils entendirent une troupe nombreuse d'hommes et de chevaux qui s'acheminaient derrière eux. C'était le même char lugubre qui revenait sur ses pas. Il était entouré… De gardes de la Ferme? – Non. – De cavaliers de maréchaussée? Peut-être. Quoi qu'il en soit, ce cortége était précédé du prêtre en soutane et en surplis, les mains liées derrière le dos; du cocher noir, les mains liées derrière le dos; et des deux valets noirs, les mains liées derrière le dos. Qui fut bien surpris? Ce fut Jacques, qui s'écria: «Mon capitaine, mon pauvre capitaine n'est pas mort! Dieu soit loué!..» Puis Jacques tourne bride, pique des deux, s'avance à toutes jambes au-devant du prétendu convoi. Il n'en était pas à trente pas, que les gardes de la Ferme ou les cavaliers de maréchaussée le couchent en joue, et lui crient: «Arrête, retourne sur tes pas, ou tu es mort…» Jacques s'arrêta tout court, consulta le destin dans sa tête; il lui sembla que le destin lui disait: Retourne sur tes pas: ce qu'il fit. Son maître lui dit: Eh bien! Jacques, qu'est-ce?
Ma foi, je n'en sais rien.
Et pourquoi?
Je n'en sais pas davantage.
Tu verras que ce sont des contrebandiers qui auront rempli cette bière de marchandises prohibées, et qu'ils auront été vendus à la Ferme par les coquins mêmes de qui ils les avaient achetées.
Mais pourquoi ce carrosse aux armes de mon capitaine?
Ou c'est un enlèvement. On aura caché dans ce cercueil, que sait-on, une femme, une fille, une religieuse; ce n'est pas le linceul qui fait le mort.
Mais pourquoi ce carrosse aux armes de mon capitaine?
Ce sera tout ce qu'il te plaira; mais achève-moi l'histoire de ton capitaine.
Vous tenez encore à cette histoire? Mais peut-être que mon capitaine est encore vivant.
Qu'est-ce que cela fait à la chose?
Je n'aime pas à parler des vivants, parce qu'on est de temps en temps exposé à rougir du bien et du mal qu'on en a dit; du bien qu'ils gâtent, du mal qu'ils réparent.
Ne sois ni fade panégyriste, ni censeur amer; dis la chose comme elle est.
Cela n'est pas aisé. N'a-t-on pas son caractère, son intérêt, son goût, ses passions, d'après quoi l'on exagère ou l'on atténue? Dis la chose comme elle est!.. Cela n'arrive peut-être pas deux fois en un jour dans toute une grande ville. Et celui qui vous écoute est-il mieux disposé que celui qui parle? Non. D'où il doit arriver que deux fois à peine en un jour, dans toute une grande ville, on soit entendu comme on dit.
Que diable, Jacques, voilà des maximes à proscrire l'usage de la langue et des oreilles, à ne rien dire, à ne rien écouter et à ne rien croire! Cependant, dis comme toi, je t'écouterai comme moi, et je t'en croirai comme je pourrai.
Mon cher maître, la vie se passe en quiproquo. Il y a les quiproquo d'amour, les quiproquo d'amitié, les quiproquo de politique, de finance, d'église, de magistrature, de commerce, de femmes, de maris…
Eh! laisse là ces quiproquo, et tâche de t'apercevoir que c'est en faire un grossier que de t'embarquer dans un chapitre de morale, lorsqu'il s'agit d'un fait historique. L'histoire de ton capitaine?
Si l'on ne dit presque rien dans ce monde, qui soit entendu comme on le dit, il y a bien pis, c'est qu'on n'y fait presque rien, qui soit jugé comme on l'a fait.
Il n'y a peut-être pas sous le ciel une autre tête qui contienne autant de paradoxes que la tienne.
Et quel mal y aurait-il à cela? Un paradoxe n'est pas toujours une fausseté.
Il est vrai.
Nous passions à Orléans, mon capitaine et moi. Il n'était bruit dans la ville que d'une aventure récemment arrivée à un citoyen appelé M. Le Pelletier, homme pénétré d'une si profonde commisération pour les malheureux, qu'après avoir réduit, par des aumônes démesurées, une fortune assez considérable au plus étroit nécessaire, il allait de porte en porte chercher dans la bourse d'autrui des secours qu'il n'était plus en état de puiser dans la sienne.
Et tu crois qu'il y avait deux opinions sur la conduite de cet homme-là?
Non, parmi les pauvres; mais presque tous les riches, sans exception, le regardaient comme une espèce de fou; et peu s'en fallut que ses proches ne le fissent interdire comme dissipateur. Tandis que nous nous rafraîchissions dans une auberge, une foule d'oisifs s'était rassemblée autour d'une espèce d'orateur, le barbier de la rue, et lui disait: «Vous y étiez, vous; racontez-nous comment la chose s'est passée.
– Très-volontiers, répondit l'orateur du coin, qui ne demandait pas mieux que de pérorer. M. Aubertot, une de mes pratiques, dont la maison fait face à l'église des Capucins, était sur sa porte; M. Le Pelletier l'aborde et lui dit: «Monsieur Aubertot, ne me donnerez-vous rien pour mes amis? car c'est ainsi qu'il appelle les pauvres, comme vous savez.
« – Non, pour aujourd'hui, monsieur Le Pelletier.»
«M. Le Pelletier insiste. «Si vous saviez en faveur de qui je sollicite votre charité! c'est une pauvre femme qui vient d'accoucher, et qui n'a pas un guenillon pour entortiller son enfant.
« – Je ne saurais.
« – C'est une jeune et belle fille qui manque d'ouvrage et de pain, et que votre libéralité sauvera peut-être du désordre.
« – Je ne saurais.
« – C'est un manœuvre qui n'avait que ses bras pour vivre, et qui vient de se fracasser une jambe en tombant de son échafaud.
« – Je ne saurais, vous dis-je.
« – Allons, monsieur Aubertot, laissez-vous toucher, et soyez sûr que jamais vous n'aurez l'occasion de faire une action plus méritoire.
« – Je ne saurais, je ne saurais.
« – Mon bon, mon miséricordieux monsieur Aubertot!..
« – Monsieur Le Pelletier, laissez-moi en repos; quand je veux donner, je ne me fais pas prier…»
«Et cela dit, M. Aubertot lui tourne le dos, passe de sa porte dans son magasin, où M. Le Pelletier le suit; il le suit de son magasin dans son arrière-boutique, de son arrière-boutique dans son appartement; là, M. Aubertot, excédé des instances de M. Le Pelletier, lui donne un soufflet…»
Alors mon capitaine se lève brusquement, et dit à l'orateur: «Et il ne le tua pas?
– Non, monsieur; est-ce qu'on tue comme cela?
– Un soufflet, morbleu! un soufflet! Et que fit-il donc?
– Ce qu'il fit après son soufflet reçu? il prit un air riant, et dit à M. Aubertot: «Cela c'est pour moi; mais mes pauvres?..»
À ce mot tous les auditeurs s'écrièrent d'admiration, excepté mon capitaine qui leur disait: «Votre M. Le Pelletier, messieurs, n'est qu'un gueux, un malheureux, un lâche, un infâme, à qui cependant cette épée aurait fait prompte justice, si j'avais été là; et votre