jeter aux pieds de M. Le Pelletier, et de lui présenter sa bourse.
– Non certes!
– Vous êtes un militaire, et M. Le Pelletier est un chrétien; vous n'avez pas les mêmes idées du soufflet.
– La joue de tous les hommes d'honneur est la même.
– Ce n'est pas tout à fait l'avis de l'Évangile.
– L'Évangile est dans mon cœur et dans mon fourreau, et je n'en connais pas d'autre…»
Le vôtre, mon maître, est je ne sais où; le mien est écrit là-haut; chacun apprécie l'injure et le bienfait à sa manière; et peut-être n'en portons-nous pas le même jugement dans deux instants de notre vie.
Après, maudit bavard, après…
Lorsque le maître de Jacques avait pris de l'humeur, Jacques se taisait, se mettait à rêver, et souvent ne rompait le silence que par un propos, lié dans son esprit, mais aussi décousu dans la conversation que la lecture d'un livre dont on aurait sauté quelques feuillets. C'est précisément ce qui lui arriva lorsqu'il dit: Mon cher maître…
Ah! la parole t'est enfin revenue. Je m'en réjouis pour tous les deux, car je commençais à m'ennuyer de ne te pas entendre, et toi de ne pas parler. Parle donc…
Jacques allait commencer l'histoire de son capitaine, lorsque, pour la seconde fois, son cheval, se jetant brusquement hors de la grande route à droite, l'emporte à travers une longue plaine, à un bon quart de lieue de distance, et s'arrête tout court entre des fourches patibulaires… Entre des fourches patibulaires! Voilà une singulière allure de cheval de mener son cavalier au gibet!.. «Qu'est-ce que cela signifie? disait Jacques. Est-ce un avertissement du destin?
Mon ami, n'en doutez pas. Votre cheval est inspiré, et le fâcheux, c'est que tous ces pronostics, inspirations, avertissements d'en haut par rêves, par apparitions, ne servent à rien: la chose n'en arrive pas moins. Cher ami, je vous conseille de mettre votre conscience en bon état, d'arranger vos petites affaires et de me dépêcher, le plus vite que vous pourrez, l'histoire de votre capitaine et celle de vos amours, car je serais fâché de vous perdre sans les avoir entendues. Quand vous vous soucieriez encore plus que vous ne faites, à quoi cela remédierait-il? à rien. L'arrêt du destin, prononcé deux fois par votre cheval, s'accomplira. Voyez, n'avez-vous rien à restituer à personne? Confiez-moi vos dernières volontés, et soyez sûr qu'elles seront fidèlement remplies. Si vous m'avez pris quelque chose, je vous le donne; demandez-en seulement pardon à Dieu, et pendant le temps plus ou moins court que nous avons encore à vivre ensemble, ne me volez plus.
J'ai beau revenir sur le passé, je n'y vois rien à démêler avec la justice des hommes. Je n'ai ni tué, ni volé, ni violé.
Tant pis; à tout prendre, j'aimerais mieux que le crime fût commis qu'à commettre, et pour cause.
Mais, monsieur, ce ne sera peut-être pas pour mon compte, mais pour le compte d'un autre, que je serai pendu.
Cela se peut.
Ce n'est peut-être qu'après ma mort que je serai pendu.
Cela se peut encore.
Je ne serai peut-être pas pendu du tout.
J'en doute.
Il est peut-être écrit là-haut que j'assisterai seulement à la potence d'un autre; et cet autre-là, qui sait qui il est? s'il est proche, ou s'il est loin?
Monsieur Jacques, soyez pendu, puisque le sort le veut, et que votre cheval le dit; mais ne soyez pas insolent: finissez vos conjectures impertinentes, et faites-moi vite l'histoire de votre capitaine.
Monsieur, ne vous fâchez pas, on a quelquefois pendu de fort honnêtes gens: c'est un quiproquo de justice.
Ces quiproquo-là sont affligeants. Parlons d'autre chose.
Jacques, un peu rassuré par les interprétations diverses qu'il avait trouvées au pronostic du cheval, dit:
Quand j'entrai au régiment, il y avait deux officiers à peu près égaux d'âge, de naissance, de service et de mérite. Mon capitaine était l'un des deux. La seule différence qu'il y eût entre eux, c'est que l'un était riche et que l'autre ne l'était pas. Mon capitaine était le riche. Cette conformité devait produire ou la sympathie, ou l'antipathie la plus forte: elle produisit l'une et l'autre…
Ici Jacques s'arrêta, et cela lui arriva plusieurs fois dans le cours de son récit, à chaque mouvement de tête que son cheval faisait de droite et de gauche. Alors, pour continuer, il reprenait sa dernière phrase, comme s'il avait eu le hoquet.
… Elle produisit l'une et l'autre. Il y avait des jours où ils étaient les meilleurs amis du monde, et d'autres où ils étaient ennemis mortels. Les jours d'amitié ils se cherchaient, ils se fêtaient, ils s'embrassaient, ils se communiquaient leurs peines, leurs plaisirs, leurs besoins; ils se consultaient sur leurs affaires les plus secrètes, sur leurs intérêts domestiques, sur leurs espérances, sur leurs craintes, sur leurs projets d'avancement. Le lendemain, se rencontraient-ils? ils passaient l'un à côté de l'autre sans se regarder, ou ils se regardaient fièrement, ils s'appelaient Monsieur, ils s'adressaient des mots durs, ils mettaient l'épée à la main et se battaient. S'il arrivait que l'un des deux fût blessé, l'autre se précipitait sur son camarade, pleurait, se désespérait, l'accompagnait chez lui et s'établissait à côté de son lit jusqu'à ce qu'il fût guéri. Huit jours, quinze jours, un mois après, c'était à recommencer, et l'on voyait, d'un instant à un autre, deux braves gens… deux braves gens, deux amis sincères, exposés à périr par la main l'un de l'autre, et le mort n'aurait certainement pas été le plus à plaindre des deux. On leur avait parlé plusieurs fois de la bizarrerie de leur conduite; moi-même, à qui mon capitaine avait permis de parler, je lui disais: «Mais, monsieur, s'il vous arrivait de le tuer?» À ces mots, il se mettait à pleurer et se couvrait les yeux de ses mains; il courait dans son appartement comme un fou. Deux heures après, ou son camarade le ramenait chez lui blessé, ou il rendait le même service à son camarade. Ni mes remontrances… ni mes remontrances, ni celles des autres n'y faisaient rien; on n'y trouva de remède qu'à les séparer. Le ministre de la guerre fut instruit d'une persévérance si singulière dans des extrémités si opposées, et mon capitaine nommé à un commandement de place, avec injonction expresse de se rendre sur-le-champ à son poste, et défense de s'en éloigner; une autre défense fixa son camarade au régiment… Je crois que ce maudit cheval me fera devenir fou… À peine les ordres du ministre furent-ils arrivés, que mon capitaine, sous prétexte d'aller remercier de la faveur qu'il venait d'obtenir, partit pour la cour, représenta qu'il était riche et que son camarade indigent avait le même droit aux grâces du roi; que le poste qu'on venait de lui accorder récompenserait les services de son ami, suppléerait à son peu de fortune, et qu'il en serait, lui, comblé de joie. Comme le ministre n'avait eu d'autre intention que de séparer ces deux hommes bizarres, et que les procédés généreux touchent toujours, il fut arrêté… Maudite bête, tiendras-tu ta tête droite?.. Il fut arrêté que mon capitaine resterait au régiment, et que son camarade irait occuper le commandement de place.
À peine furent-ils séparés, qu'ils sentirent le besoin qu'ils avaient l'un de l'autre; ils tombèrent dans une mélancolie profonde. Mon capitaine demanda un congé de semestre pour aller prendre l'air natal; mais à deux lieues de la garnison, il vend son cheval, se déguise en paysan et s'achemine vers la place que son ami commandait. Il paraît que c'était une démarche concertée entre eux. Il arrive… Va donc où tu voudras! Y a-t-il encore là quelque gibet qu'il te plaise de visiter?.. Riez bien, monsieur; cela est en effet très-plaisant… Il arrive; mais il était écrit là-haut que, quelques précautions qu'ils prissent pour cacher la satisfaction qu'ils avaient de se revoir et ne s'aborder qu'avec les marques extérieures de la subordination