Gebhart Emile

La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire


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ordre: il est comme le bréviaire historique de quiconque écrit ou parle sur la civilisation italienne durant la période que limitent, d'une part, le temps de Pétrarque, de l'autre, le concile de Trente. Toutefois, pour le bien posséder, on doit y revenir souvent et se former à la logique et à la méthode du maître. On doit aussi, par la réflexion, élucider plusieurs questions graves que Burckhardt considère comme résolues déjà, et sur lesquelles il n'a donné que de trop rapides aperçus. Les différents groupes de faits qui lui servent à établir sa théorie sont très riches en exemples pour le XVe siècle et le premier quart du XVIe, plus clairsemés pour le XIVe et les années qui suivent Léon X, très rares pour le XIIIe et l'âge de décadence contemporain du concile de Trente. Ainsi, les points d'attache de la renaissance, soit avec le moyen âge, soit avec le milieu du XVIe siècle, sont à peine visibles. Les personnes auxquelles la culture du moyen âge n'est point familière seront déconcertées par l'apparition un peu brusque du génie nouveau de l'Italie; elles ne saisiront que d'une façon confuse l'originalité de cette révolution intellectuelle et verront peut-être en elle une création spontanée de l'histoire, absolument indépendante du passé italien. Puis, parvenu à la dernière division, qui montre l'affaiblissement de la foi religieuse et de la morale dans la Péninsule, le lecteur cherchera sans doute la conclusion de l'ouvrage entier; il se demandera si la fin des vieilles croyances n'a point une relation étroite avec le dépérissement général de la civilisation, avec la ruine politique de l'Italie. Il pourra même se poser une question que je ne crois point paradoxale: ce développement magnifique de l'individualité qui fut, pour la renaissance, le principe même de la vie, n'a-t-il pas été, par ses propres excès, la loi mortelle du déclin? Il est donc utile d'éclairer à ses deux extrémités le livre de Burckhardt, afin d'en montrer plus sûrement l'ordonnance et le détail.

      I

      Le moyen âge, qui fut si violemment troublé par l'explosion fréquente de la passion individuelle, a tenté un effort singulier pour discipliner les âmes. Quelques notions très hautes, quelques institutions très fortes, le prestige de certaines traditions, l'ascendant mystique de l'autorité ont, à partir de l'époque carolingienne, organisé la société et réglé les intérêts et les consciences. L'idée de chrétienté fut la première et la plus générale de ces notions; puis vint la théorie, à la fois religieuse et politique, de l'empire et de la papauté; puis le régime féodal, groupant les faibles autour des forts et les unissant entre eux par le serment de fidélité et le devoir de la protection, fonda la hiérarchie sociale; puis les communes créèrent l'indépendance des cités ordonnées en corporations. Au sein de l'église, le monachisme réunit les plus purs parmi les chrétiens sous une loi plus austère de renoncement et d'obéissance. Enfin, la scolastique établit dans la science la tutelle de la théologie et fit concourir les esprits, même les plus fiers, à une œuvre commune de dialectique. En tout ceci, le moyen âge a mis à la fois son profond idéalisme, le sentiment qu'il avait des droits de Dieu sur l'humanité, la pitié que lui inspirait l'homme isolé, perdu dans sa faiblesse, l'angoisse que lui donnait le rêve des âmes solitaires. Dans ces moules rigoureux de la vie sociale ou religieuse, dans cette enceinte étroite de l'école sur laquelle veille l'église, la raison de l'individu, comme sa volonté, est enchaînée. Quelque mouvement qu'il fasse, il rencontre un maître: le pape, l'empereur, le comte, l'évêque, le texte des livres saints, la charte de sa commune; il se sent d'autant plus fragile que, sous ces formes visibles de l'autorité, il aperçoit la puissance de Dieu. Dieu est le suzerain universel. Le siège idéal de sa royauté est à Rome, sur le tombeau des apôtres, dans la ville sainte vers laquelle l'Occident gravite; là commandent les deux vicaires infaillibles de Dieu: le pape, dont le droit remonte à Jésus-Christ; l'empereur, qui descend de César. Tout désordre politique est donc un attentat contre la paix de la chrétienté: Recordemini Dei et vestræ christianitatis, écrit Charles le Chauve aux barons révoltés d'Aquitaine. Plus tard, même quand l'empire parut représenter d'une façon moins grande la notion de chrétienté, la primauté de Dieu domina toujours le pacte social. Le roi, les comtes, les évêques décrètent toujours au nom de la sainte Trinité. Mais la communauté parfaite, selon le cœur du moyen âge, est encore le monachisme, qui maintient l'homme dans la vision perpétuelle des choses divines. «Que le moine, écrit au XIe siècle Arnoulf de Beauvais, soit, comme Melchisédech, sans père, sans mère et sans parents. Qu'il n'appelle sur la terre ni son père ni sa mère. Qu'il se regarde comme seul et Dieu comme son père. Amen.»

      On le voit, le trait original de cet âge est la soumission absolue de la conscience personnelle à une discipline inflexible. L'individu disparaît dans le cadre politique que l'église et le dogme de la monarchie œcuménique ont établi pour le repos du monde et l'exaltation du royaume de Dieu. Il disparaît dans l'ordre féodal, où le suzerain est vassal d'un seigneur plus grand, où le sujet est serf, attaché de sa personne à la terre de son maître. L'œuvre collective de la croisade appartient bien au temps où l'intérêt des particuliers, comme celui des plus grands royaumes, s'effaçait devant l'intérêt supérieur de la chrétienté. La révolution sociale des cités fut aussi une œuvre collective où l'individu acceptait le joug parfois très lourd de la loi communale. En France, ces petites républiques furent vite absorbées par la royauté. En Italie, quand elles se furent dévorées les unes les autres, elles firent sortir de leurs ruines le régime nouveau de la tyrannie: mais la tyrannie du XIVe siècle est déjà un des premiers signes de la renaissance. La scolastique a duré plus longtemps que l'empire universel, la féodalité et les communes, et c'est d'elle peut-être que les âmes ont reçu, dans les pays où elle a dominé, la plus forte empreinte. Elle avait été, en un certain sens, à ses débuts, une tentative de liberté, et la première opposition de l'esprit de critique à l'autorité. Mais elle perdit tout, dès le principe, par l'excès de sa méthode. Elle crut que l'interprétation est le fondement de la philosophie, que l'art de raisonner est la science même, et qu'un syllogisme régulier est l'instrument unique de la certitude. Elle mit donc dans la logique la philosophie tout entière. Et, comme elle avait déterminé la méthode, elle fixa les problèmes qu'elle jugeait les plus propres au jeu de l'a priori, proclama Aristote le maître par excellence, fit passer tout le cortège des sciences expérimentales sous la règle du faux péripatétisme des Arabes. L'école était condamnée au régime mortel de l'abstraction. L'église, toujours inquiète pour le dogme de la Trinité, la ramena sans cesse à l'idéalisme de Scot Erigène et de Guillaume de Champeaux. Les plus grands docteurs, Abélard, Pierre Lombard, Albert le Grand furent impuissants à rendre à la scolastique le sentiment de la réalité et de la vie, l'art de l'analyse, la liberté de l'expérience. Au commencement du XIVe siècle, Okam montra la vanité de la sagesse gothique; il rappela, par une évolution dernière, la doctrine au point où Abélard l'avait placée, à cette simple notion que les idées ne sont pas des êtres. L'école avait vécu, mais la routine scolastique, la superstition du syllogisme, abritées par l'Université de Paris comme en une forteresse, persistèrent jusqu'au jour où la France de Rabelais et de Ramus accueillit la tradition platonicienne de Florence et le rationalisme de l'Italie.

      Le concert de trois pays, l'Italie, l'Allemagne, la France du nord et celle du midi, a formé la civilisation du moyen âge. Tous les trois ont accepté le régime féodal. L'Italie a créé la primauté spirituelle du saint-siège, l'Allemagne, la suzeraineté suprême de l'empire. L'Italie et la France ont fondé des communes. C'est à la France qu'appartient en propre la scolastique. Toutes les nations envoyaient à la montagne de Sainte-Geneviève leurs maîtres et leurs écoliers. On peut dire, d'une façon générale, que, dans ces trois contrées, les crises les plus graves ont marqué toute tentative pour élargir ou briser les liens rigides du moyen âge. Qu'un docteur, Abélard, essaie d'asseoir la science sur la raison; qu'une province, le Languedoc, se détache du christianisme; qu'un pape, Grégoire VII, veuille arracher son église à l'étreinte de l'empire; qu'un empereur, Frédéric II, s'attaque à l'action politique de l'église; qu'un tribun, Arnault de Brescia, entreprenne de réduire le pape à n'être dans Rome que le premier des évêques, toutes ces révoltes provoquent sur-le-champ un éclat terrible. Quiconque ose toucher à quelque partie de l'édifice sacré est un brigand, un apostat, un hérétique, une figure de l'Antéchrist. Presque toujours, c'est d'un concile que part le coup de foudre qui le terrasse. Presque tous ces martyrs peuvent, à leur