Gebhart Emile

La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire


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signalé à Florence des épicuriens qui se riaient de Dieu et des saints et vivaient selon la chair, dit Villani. Comme tous ces libres esprits appartiennent au parti gibelin, il est peut-être bon de n'accueillir qu'avec réserve les accusations lancées contre eux par les guelfes et les moines. On ne peut sans doute mesurer l'étendue de leur scepticisme, mais il faut bien signaler en eux ce trait caractéristique de l'homme moderne. Ils ont eu, dans leur incrédulité, l'orgueil naturel aux consciences qui dédaignent la foi ou les illusions de leur siècle. Dante les condamne, comme hérétiques, mais on sent qu'il les admire, car ils sont de sa race. Le plus hautain de tous, Farinata degli Uberti, tout droit dans son sépulcre embrâsé, le front altier, semble, dit-il, avoir l'enfer en grand mépris. Mais n'avons-nous pas déjà perdu de vue le moyen âge occidental? Tandis que la France s'arrête dans l'œuvre de la civilisation, l'Italie, ouvrière plus tardive, est toute prête à inventer une civilisation nouvelle. Elle tient en ses mains l'instrument de tout progrès, l'art de penser clairement; elle sait opposer à l'autorité de la tradition la valeur rationnelle et l'énergie de l'individu. Elle passe d'une façon presque insensible du moyen âge à la renaissance.

      II

      Elle y passe d'abord par une vaste crise politique et sociale qui a transformé chez elle la notion de l'état, le caractère du pouvoir, les rapports du citoyen avec le gouvernement de sa patrie, les relations des différentes parties de l'Italie entre elles, les relations de l'Italie avec la chrétienté. Il s'agit de la tyrannie, ou du principat absolu, qui s'établit avec ensemble sur les débris de l'ordre féodal et des communes républicaines. Burckhardt étudie ce grand fait avant tous les autres, parce qu'il est non point la seule cause, mais la cause initiale de presque tous. La tyrannie, en brisant les anciens cadres politiques, n'a pas seulement donné aux Italiens un exemple d'action; elle leur a imposé l'action même par la nécessité où ils se trouvèrent de respirer et de vivre dans l'atmosphère d'un régime nouveau.

      Le type premier de l'état moderne remonte à l'empereur Frédéric II. Avant lui, les princes normands avaient régné sur l'Italie inférieure et la Sicile en modifiant le système féodal, qu'ils changèrent en baronnies indépendantes: Frédéric substitue à leur œuvre une remarquable imitation des gouvernements musulmans. Il est, lui, le seul baron, le maître absolu; partout où il domine, le droit politique des comtes est anéanti, les élections populaires sont défendues; entre lui et la multitude des sujets ne subsiste plus une ombre de hiérarchie; il gouverne par son bon plaisir, loi suprême qu'exécutent sans pitié ses vicaires, tels qu'Ezzelino da Romano; il gouverne en dehors de l'église et contre elle; s'il ne fonde pas une religion d'état, s'il ne prétend pas à la suprématie religieuse du monde, tout au moins est-il le chef véritable des religions diverses qui vivent en paix sous son sceptre. Il s'est réservé le pouvoir judiciaire; il enveloppe son royaume du réseau d'une administration dont sa chancellerie trilingue est le centre, fixe, par le cadastre, l'impôt foncier, règle les impôts de consommation, surveille la science, fait des universités de Naples et de Salerne une école impériale où toute la jeunesse de l'Italie méridionale est obligée d'étudier; il est lui-même l'armateur privilégié de l'empire pour tous les ports de la Méditerranée, il s'octroie le monopole du sel et des métaux. Son égoïsme, ses passions, son génie, où la tolérance se rencontre avec la cruauté, sont la règle unique de sa politique. Il brûle les hérétiques, tout en réconciliant l'Europe chrétienne avec l'Asie musulmane. Il appelle à sa cour les poètes et les médecins grecs ou arabes, les troubadours, les rabbins juifs, les géomètres et les chanteurs. Ce khalife souabe qui écrit des vers d'amour et s'entoure de bourreaux sarrasins est la terreur de l'Occident et de Rome. Mais l'Italie, qui bientôt permettra tout à ses maîtres, à la condition qu'ils fassent de grandes choses, voit en Frédéric le premier de ses princes, specchio del mondo, miroir du monde, dit le Novellino; longtemps après la chute de sa maison, il occupera l'imagination populaire et passera dans les songes des Visconti, des Malatesta, des Sforza et des Borgia.

      La tyrannie italienne a mis plus d'un siècle à trouver son expression définitive dans les grandes familles despotiques des derniers Visconti et des Sforza de Milan, des Este de Ferrare, des Gonzague de Mantoue, des Montefeltri d'Urbin, dans le principat des premiers Médicis, le pontificat des papes tels que Pie II ou Paul II. Au XIVe siècle, le désordre inouï où est tombée l'Italie, abandonnée par le pape et l'empereur, permet aux audacieux de s'imposer violemment soit à leur propre cité, soit aux barons de leur voisinage. Les petites dominations qui ont commencé par un exploit de brigandage sont alors très nombreuses et d'un caractère farouche. La résistance des communes ou celle des seigneurs, l'indiscipline de ses fils, de ses bâtards et de ses proches qui se rient d'un droit dynastique fondé par le guet-apens, maintiennent le maître illégitime dans la méfiance, le forcent à régner par l'épouvante. Le tyran s'isole dans son palais où aboutissent toutes les forces vives de l'état, la police, les impôts, la justice; la garde du tyran est la seule armée nationale; son trésor bâtit les églises, dessèche les marais. Son peuple lui appartient au même titre que ses meutes de chasse. Jean-Marie Visconti lâchait ses dogues sur les bourgeois de Milan, Urbain VI jetait des cardinaux dans une citerne pleine de reptiles. Cette tyrannie ne pouvait durer; elle s'usa vite par sa violence même. Le XVe siècle nous la montre s'améliorant par le progrès de l'esprit politique, par un développement plus humain de la personnalité des princes. Les petites seigneuries sont absorbées par les plus grandes. Celles qui subsistent encore, les Malatesta de Rimini, les Baglioni de Pérouse, les Manfreddi de Faenza, semblent désormais de véritables fosses aux lions où princes et sujets se dévorent sans merci. Mais, ailleurs, l'ordre a commencé. Un nouveau personnage est entré en scène, le condottière, qui est parfois un tyran à la solde d'un autre, capitaine d'aventures, vénal, brave, dénué de scrupules, mais qui sait commander, rompu à toutes les ruses, étonnamment maître de sa passion du moment. Tel fut le paysan Jacques Sforza, qui fonda la plus grande des maisons italiennes. Il disait à son fils François: «Ne touche jamais à la femme d'autrui; ne frappe aucun de tes gens, ou, si cela t'arrive, envoie-le bien loin; ne monte jamais un cheval ayant la bouche dure ou sujet à perdre ses fers…» Le condottière a créé l'armée moderne, où la valeur personnelle et l'expérience du général sont un ressort d'autant plus puissant que l'invention des armes à feu modifie davantage la vieille tactique féodale et contraint le soldat à une manœuvre d'ensemble; il achèvera dans la tyrannie italienne, où il s'installe souvent par usurpation, l'état moderne absolu. Ici, la fortune de l'état, entourée de puissances rivales, repose à la fois sur les ressources militaires et sur l'habileté diplomatique du tyran. Et toute la sécurité de celui-ci est dans son propre caractère. Il n'a pas, aux yeux des sujets, comme le roi de France ou l'empereur, une sorte de prestige mystique; sa race n'est point séculaire; le parchemin que lui ont délivré l'empereur ou le pape ne compte point pour son peuple; la seule garantie qu'il ait de son pouvoir est la façon dont il l'exerce. Et, comme il est le fils de ses œuvres, il groupe naturellement autour de sa personne ceux dont la noblesse est tout intellectuelle, les artistes, les savants, les poètes, les érudits. Le mécénat devient la parure de la tyrannie italienne. Il en est aussi la force, car il console les villes de leurs libertés communales perdues, et il enveloppe le prince d'une clientèle dévouée, toujours prête pour la louange et qui a toute l'apparence de l'opinion publique. Ainsi l'une des plus sûres raisons d'être des princes est la part considérable qu'ils ont dans la civilisation de la renaissance.

      Les formes de cette souveraineté furent très diverses. Ferrare, Urbin, Mantoue, toujours menacées par quelque voisin, le pape, Milan ou Venise, se résignèrent à une politique effacée, mais, pour l'élégance de la civilisation, elles se tinrent au premier rang. La tyrannie par excellence fut le duché de Milan, surtout au temps de Ludovic le More. Milan pouvait fermer ou ouvrir à l'étranger les routes des Alpes; elle était comme la clé de voûte de la Péninsule: ses maîtres osaient aspirer à la couronne d'Italie. Au midi, Naples avec sa famille vraiment royale, mais étrangère, les Aragons, sa noblesse héréditaire et le tempérament monarchique qu'elle tenait des Normands et des Angevins, fut plutôt une royauté au sens européen qu'un principat italien. D'ailleurs, elle ne compta guère dans la renaissance: sa civilisation, très brillante au XIIe siècle et dans la première moitié du XIIIe, vint du dehors; la dynastie espagnole reprit, avec Alphonse le Grand, la tradition libérale