Gebhart Emile

La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire


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à la Grèce des modèles littéraires, des doctrines philosophiques; ce qu'elle recherchait dans les écrivains romains, c'était l'homme lui-même. La littérature grecque a un caractère impersonnel qu'elle doit à son haut idéalisme, à son indifférence pour le détail biographique, le trait individuel. Les Latins ont vécu et pensé dans une sphère moins sublime; ils ont eu plus de curiosité pour leur propre vie morale, un sentiment plus intime des choses de l'âme, un goût décidé pour l'observation de conscience. Ils aiment à se révéler à autrui, même par l'aveu de leurs faiblesses; ils font, pour ainsi dire, déjà des confessions. Leur œuvre fut ainsi plus humaine que celle des Grecs, et c'est à la pratique de leurs livres que se rapporte le plus justement la notion d'humanités. L'Italie se rangea donc à cette tutelle littéraire de Rome que Dante, disciple de Virgile, avait reconnue avec une piété filiale. Pétrarque fut, par excellence, le lettré italien de la renaissance, formé à l'école des Latins; il est aussi le premier en date et peut-être le plus grand des humanistes de l'Occident. Quoi qu'il écrive, c'est en réalité sur Pétrarque qu'il écrit. Ainsi avaient fait jadis Cicéron et Horace. Il mêle à merveille ensemble l'enthousiasme et le scepticisme, la poésie et l'ironie; n'oublions pas l'égoïsme. Pour les lettrés tels que lui, la fortune de leur esprit est l'affaire importante de la vie; mais il leur reste encore du loisir pour leur fortune temporelle. Nous les admirons, et nous serions des ingrats si nous ne les aimions. Car ils vivent familièrement avec nous et ne nous déconcertent point par leur grandeur d'âme; ils nous donnent les plaisirs les plus délicats, celui-ci, entre autres, de nous entretenir de nous-mêmes, tout en nous parlant sans cesse de leur gloire, de leurs amours, de leurs rêves, de leurs chagrins et de leur santé. De Cicéron à Pétrarque, de Pétrarque à Montaigne, ils ont été les dieux domestiques de tous ceux qui pensent, qui lisent ou écrivent, et ne désespèrent point de leur ressembler par quelque endroit.

      Le génie italien n'a point été faussé par l'influence constante des lettres latines. Le latin avait toujours été la langue de l'église en même temps que celle de la science pour la chrétienté entière; sans effort ni raideur pédantesque, il reparut avec toute sa valeur littéraire dans la littérature épistolaire qui renaissait sous la plume de Pétrarque: au XVe siècle, dans les encycliques et les bulles du saint-siège, les chroniques de Platina et de Jacques de Volterra, les biographies de Vespasiano Fiorentino, les Commentaires d'Æneas Sylvius; enfin, dans une foule d'œuvres poétiques, dont l'Africa marqua le début, épopées, bucoliques, élégies, épigrammes. Cicéron, Catulle et Virgile revivent dans la littérature néo-latine de l'Italie. Les grands historiens, Machiavel, Guichardin, s'inspirent des descriptions et des harangues de Salluste et de Tite-Live, des réflexions morales de Tacite. L'entrée des comédies de Plaute sur le théâtre de Léon X n'étonna personne; à Rome, comme à Naples, à Brescia, à Bergame, à Padoue, à Florence, la Commedia dell'arte et la farce populaire n'avaient-elles point conservé, dans le jeu de l'intrigue et le masque des personnages, les traditions dramatiques de l'Italie latine? Chrémès était l'aïeul de Cassandre, Davus fut l'un des maîtres de Polichinelle.

      IV

      Nous venons de considérer l'une des deux faces de la renaissance italienne, l'Italien lui-même, étudié d'une manière toute subjective, l'homme moderne, affiné par l'antiquité, armé de critique, libre d'esprit, dont la volonté propre ou la force inflexible des choses limitent seules l'action. Passons maintenant à une série de vues parallèles qui achèvent la théorie de Burckhardt, à la rencontre de la conscience italienne avec les réalités du dehors, du monde extérieur, avec la nature, la société; en d'autres termes, observons l'aspect original de la science, de la poésie, de l'art, de la moralité dans l'Italie de la renaissance.

      En plein moyen âge, les Italiens eurent sur le monde des notions supérieures à celles des autres peuples chrétiens. Leur situation méditerranéenne, le souvenir de l'orbis Romanus, la lecture des géographes anciens, les intérêts de leur commerce maritime les portèrent à regarder fort loin, à chasser de leur esprit la terreur de l'inconnu. Au temps des croisades, ils se préoccupaient beaucoup moins du saint tombeau que de leurs comptoirs et de la sûreté de leurs caravanes; au XIIIe siècle, Plano Carpini et les trois Polo se souciaient fort peu du prêtre Jean, du paradis terrestre ou de la porte du purgatoire; ils allaient, pendant des années, du côté du soleil levant, cherchant les meilleures routes vers le pays de l'or, des épices, des pierres précieuses. Quand Christophe Colomb dit: «Il mondo è poco. La terre n'est pas si grande qu'on le croit», il exprimait un sentiment tout italien. La terre est certes une belle demeure, dont l'immensité ne doit pas effrayer l'homme; il peut s'y mouvoir à son aise, en pénétrer les détours sans angoisse, l'étudier et la décrire comme une œuvre d'art que Dieu a mise à sa portée. Pétrarque qui traça, dit-on, la première carte d'Italie, mentionne les choses remarquables qu'il a vues dans ses longs voyages en Europe. Æneas Sylvius explique le monde par la cosmographie, la géographie, la statistique, il dépeint les paysages, note l'aspect des villes, leurs mœurs, leurs métiers, leurs produits. La science de la nature, ébauchée naguère par de grands esprits solitaires, Gerbert, Roger Bacon, Vincent de Beauvais, entrait dans la sphère intellectuelle de toute une race. Les idées astronomiques, qui sont si subtiles dans la Divine Comédie, étaient certainement comprises de tous les Italiens instruits. Les collections de plantes et d'animaux, les jardins botaniques, où la plante est cultivée non seulement pour ses vertus médicales, mais pour sa beauté, apparurent en Italie au XIVe siècle; le goût des bêtes fauves, venues à grands frais d'Asie ou d'Afrique, remontait à Frédéric II; il devint un luxe favori des cités, des papes et des princes. Les lions de Florence avaient leur chapitre au budget de la république. Léonard de Vinci, qui, enfant, amassait des scorpions et des lézards, quand il fut grand seigneur, entretint des lions et des tigres. Gonzague de Mantoue nourrissait dans ses haras des chevaux d'Espagne, d'Irlande, d'Afrique, de Thrace et de Cilicie. Le cardinal de Médicis forma même une ménagerie d'hommes barbares, Maures, Turcs, nègres, Indiens, qui parlaient plus de vingt langues différentes.

      On trouve en ceci, à côté de la curiosité scientifique et de l'utilité pratique, le sentiment de l'art. Mais la vie profonde de la nature, embrassée par une vue d'ensemble, ne touche pas moins l'imagination italienne que le détail singulier; le paysage a pour elle, comme la plante ou la bête rare, une valeur très haute. Dans son Cantique au soleil, saint François avait exalté par un même chant d'amour la lumière céleste et toutes les choses vivantes. Personne n'a fait sentir par des couleurs plus éclatantes que Dante la poésie des horizons sans bornes, des abîmes où tourbillonne la tempête, à la lueur vermeille des éclairs, de la mer qui tremble sous les feux de l'aurore; et quel peintre primitif a imaginé une plus fraîche prairie, avec ses grands arbres et son ruisseau, un tableau plus émaillé de fleurs mystiques que la retraite des sages et des poètes païens à l'entrée de l'enfer? Pétrarque, Boccace, Æneas Sylvius se répandirent en descriptions plus abondantes; ils furent, avant le Poussin et le Lorrain, les inventeurs du paysage classique, avec sa riche lumière, la construction large de ses horizons, la noblesse des arbres, la vie des eaux courantes, la grâce des ruines et des souvenirs mythologiques; les premiers poètes aussi du paysage moderne, par l'attrait attendri ou finement sensuel qui les rappelle sans cesse à la jouissance de la nature. Plus tard, il semble que les poètes et les conteurs, plus préoccupés de l'action humaine, aient eu moins le loisir de goûter le monde extérieur; ils laissèrent aux peintres, à Raphaël, à Léonard, au Corrège, la séduction azurée des lointains; Boiardo et l'Arioste ne tracèrent plus que des premiers plans nets et rapides; la renaissance, après avoir fait le tour de la nature, s'arrêtait à l'homme, le plus digne objet de sa poésie, de ses beaux-arts, des progrès de sa vie sociale.

      Il faut encore ici remonter aux maîtres poétiques de l'Italie, à Dante et à Pétrarque. Toutes les passions, toutes les douleurs éclatent dans la Divine Comédie, mais par des traits d'une brièveté tragique, qui peignent à la fois, en trois paroles, l'attitude ou la convulsion du damné, le cri qu'il jette, la haine aiguë qui le torture, le deuil infini de son cœur. Autant de visions qui passent et fuient comme en un crépuscule, mais qu'on n'oubliera plus, parce qu'on a saisi tout ensemble le geste terrible de ces fantômes, leur sanglot désespéré, et le dernier fond éternel de l'âme humaine. Cette aptitude à exprimer l'une par l'autre