Gebhart Emile

La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire


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toujours dans le nombre de ses vers, la disposition de ses parties, l'ordre de ses rimes, obligé de relever et d'animer le mouvement de sa seconde partie, devint «une sorte de condensateur poétique de la pensée et du sentiment comme n'en possède aucun peuple». Étendons la remarque au tercet dantesque, à l'octave des poésies épiques ou héroï-comiques. A la structure plastique de la forme répondirent, dans la poésie de la renaissance, l'allure vive et mesurée de la pensée, qui ne doit pas s'alanguir, la netteté de l'émotion, qui n'a pas le temps de se fondre dans la mollesse du rêve, la pureté de la couleur, dont le dessin un peu sec de l'image limite l'éclat.

      Mais cette perfection même des formes rétrécit le domaine de l'invention, qui s'arrête en face des genres dont la forme est, de sa nature, indécise. L'Italie, où la vie quotidienne était si dramatique, n'a point eu de drame national. Plus d'une raison explique d'ailleurs ce phénomène singulier: la persistance des mystères, des farces et de la Commedia dell'arte, le luxe des décors et des costumes, l'importance excessive des ballets, des pantomimes, des danses aux flambeaux: la scène, trop brillante, était funeste au drame. Le sens dramatique ne manque cependant point aux Italiens; la Fiammetta, Griselidis, toute la littérature des Nouvelles, ont montré de la façon la plus touchante les plus douloureuses passions. Mais ici le drame est un récit. Que le récit soit en prose ou en vers, l'écrivain demeure toujours le maître de ses personnages; il n'est point obligé de s'identifier avec eux, de vivre dans leur cœur; sa main les porte, et, s'il est doué d'ironie, il peut s'en jouer librement. Le récit en octaves est, avec le sonnet, le poème italien par excellence. On doit, pour en goûter toute la saveur, ne point oublier la civilisation au sein de laquelle il a fleuri; il est encore aujourd'hui populaire au plus haut degré, au môle de Naples comme parmi les pêcheurs de Venise, mais c'est pour la société de cour, pour les familiers des Médicis et des Este que Pulci, Boiardo et l'Arioste avaient d'abord écrit. Le poème n'est point fait pour être lu des yeux, mais pour être déclamé, devant des courtisans et des dames, au cours d'un festin, d'une fête princière, parmi les danses, les accords de musique et les conversations. La suite lente et savante des caractères, qui s'expriment surtout par le dialogue et le monologue, échapperait vite à ce monde spirituel et distrait, car il n'a point le loisir de méditer sur les causes et les effets des passions; ce qui le charme, c'est «le fait vivant», l'action rapide, brusquement suspendue, suivie d'une autre action plus prodigieuse encore, et qui reparaît au bout d'un détour capricieux du récit, quand le poète renoue les fils qui semblaient brisés et perdus. L'octave sonore, qui finit sur deux rimes, sur deux notes semblables, marque d'une mesure précise un geste du héros, un accident de l'aventure, un coin de paysage; l'attention s'y arrête sans s'y lasser, car elle est aiguillonnée par la rime nouvelle de l'octave qui suit. Un chant, qui dure une heure, suffit pour embellir la fête, pour promener les paladins d'un bout de la planète à l'autre, ou de la terre à la lune; il a diverti la curiosité des auditeurs et la laisse en éveil, avide d'écouter le chant qui vient après. C'est encore par l'action plutôt que par le discours qu'éclate le pathétique et la passion portée à son comble, comme chez Roland, par des merveilles d'extravagance qui bouleversent la nature entière. La tendresse, la volupté sont toujours égayées d'un rayon d'ironie. Angélique, la vierge altière qui a dédaigné les rois et les guerriers chrétiens, se donne à un enfant «aux yeux de jais, aux cheveux d'or», à un page sarrasin. Tous les hasards de la vie héroïque sont disposés pour la joie moqueuse du poète et de son cercle. Le vieux moyen âge est inventé de nouveau pour l'amusement d'un monde lettré qui ne prend plus au sérieux que les temps antiques; ses prouesses les plus hautes tournent à la comédie. Morgante, d'un coup de son battant de cloche, écrase des armées. Le bon sens de Roland a passé dans une fiole de cristal aux mains de saint Jean. Mais plus est fou le neveu de Charlemagne, plus il vit d'une façon grandiose. Et plus les légendes chevaleresques s'embrouillent dans une plaisante confusion, plus magnifique est le spectacle de ces traditions rajeunies, grand fleuve de poésie dont les eaux miroitantes réfléchissent la terre entière, citées bourdonnantes couronnées de campaniles ou de minarets, champs de bataille, plaines mornes du désert, îles enchantées tout empourprées d'aurore, profondes forêts aux clairières lumineuses, embaumées d'aubépine et de verveine.

      La littérature historique de l'Italie s'est portée vers l'observation pénétrante de l'homme individuel, du grand homme revêtu de gloire, étudié non seulement dans les actes de sa vie politique, mais dans les traits de son caractère intime. Notre moyen âge ne nous avait laissé qu'un caractère bien individuel, le saint Louis de Joinville. Les historiens et les biographes italiens, dès le quatorzième siècle, ont tracé des portraits d'une grande valeur à la fois pittoresque et psychologique. Voyez, en Dino Compagni, Dino Pecora, le boucher démagogue de Florence, «grand de corps, hardi, effronté et grand charlatan», qui persuadait «aux seigneurs élus qu'ils l'étaient grâce à lui et promettait des places à beaucoup de citoyens». Voici trois figures de Dante plus vigoureuses que la fresque même de Giotto: «philosophe hautain et dédaigneux», dit Jean Villani; «d'âme altière et dédaigneuse», dit Boccace; «il était, écrit Philippe Villani, d'une âme très haute et inflexible et haïssait les lâches.» Ce dernier écrivain a composé toute une galerie des hommes les plus marquants de Florence, théologiens, juristes, capitaines, astrologues, artistes. Jusqu'à Vasari, le portrait historique et la biographie privée persisteront chez les Florentins; les grands historiens, Machiavel, Guichardin, Varchi, les ambassadeurs mettront toujours en lumière les mœurs, les passions, les faiblesses des hommes qui ont été les artisans de l'histoire, des princes dont ils scrutent la pensée dans l'intérêt de leur république. Les ambassadeurs vénitiens, Æneas Silvius, dans ses Commentaires et son de Viris illustribus, les biographes des papes, tels que Jacques de Volterra, Corio, l'historien de Milan, Paul Jove, dans ses Vies et ses Éloges, rendront de même la physionomie mobile de leurs contemporains. En deux lignes, Antonio Giustinian explique à la seigneurie de Venise le caractère et la légèreté d'Alexandre VI: «Il est trop sensuel dans ses appétits et ne peut s'empêcher de dire quelque parole qui trahit l'état présent de son esprit.» L'autobiographie, qui débute par la Vita nuova, aboutit aux Mémoires de Cellini: le premier de ces livres est la confession d'une souffrance sans pareille, le second est le récit de tout ce qu'un homme a pu oser et de l'enivrement qu'il a trouvé dans l'insolence même de sa vie.

      Les peintres et les sculpteurs eurent une conception de la personne humaine conforme au génie de la renaissance, analogue à celle des poètes et des historiens. Pour eux, l'homme a toute sa valeur en tant qu'individu le plus réel et le plus vivant possible. On sait comment l'art s'est affranchi, – par l'influence antique, avec Nicolas de Pise, par le retour à la nature, avec Giotto, – des formes immobiles de l'art byzantin, «de la manière grecque». Mais Nicolas et son école, mais Orcagna, Donatello, Ghiberti, Luca della Robbia ne se sont pas attachés avec moins d'amour à la nature réelle que tous les maîtres de la peinture florentine. Et Florence a fait l'éducation de l'art italien tout entier. Ces figures, peintes ou sculptées, vivent, respirent, vont parler; ces têtes bourgeoises des bronzes de Ghiberti ou des fresques de Ghirlandajo sont, par leur gravité et leur finesse d'expression, d'une race aussi haute que les condottières de Donatello, les apôtres de Masaccio. L'idéal descend, comme une lumière égale, sur tous ces visages, non point un idéal convenu d'école ou d'église, mais une grâce riante ou une noblesse dont l'artiste est bien l'inventeur, qualités qu'un critique du XVIe siècle, Firenzuola, dans son Traité de la beauté féminine, exprime par ces mots, qu'il ne réussit pas à bien définir: leggiadria, vaghezza, venustà, aria. Ajoutons, pour Léonard, Raphaël et le Corrège, pour Donatello lui-même, la morbidezza. Ce charme, tantôt voluptueux, tantôt passionné ou majestueux, parfois maladif ou étrange, est, selon nous, dans l'esthétique inconsciente des maîtres italiens, le don essentiel. Par lui, l'œuvre a son plus vif attrait, qu'elle doit non pas à la tradition sainte que l'artiste a traitée, à la richesse ou au mouvement de la mise en scène, mais à la séduction des figures, des regards et des attitudes. La renaissance, qui excelle dans le portrait, la statue équestre, la statue funéraire, rend à la peinture religieuse le caractère individuel des personnages et l'interprétation libre des sujets. Une vierge de Raphaël diffère autant d'une madone de Léonard que d'une madone d'Andrea del Sarto. L'ange de Botticelli, aux longs cheveux