Victor Hugo

Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870


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se declarait le serviteur du gouvernement imperial, et, comme on vient de le voir, lui prouvait sa subordination par des expulsions, des proces, des menaces d'alien-bill, et de petites persecutions, format anglais. Cette Anglo-France proscrivait la France et humiliait l'Angleterre, mais elle regnait; la France esclave, l'Angleterre domestique, telle etait la situation. Quant a l'avenir, il etait masque. Mais le present etait de l'opprobre a visage decouvert, et, de l'aveu de tous, c'etait magnifique. A Paris, l'exposition universelle resplendissait et eblouissait l'Europe; il y avait la des merveilles; entre autres, sur un piedestal, le canon Krupp, et l'empereur des francais felicitait le roi de Prusse.

      C'etait le grand moment prospere.

      Jamais les proscrits n'avaient ete plus mal vus. Dans certains journaux anglais, on les appelait "les rebelles".

      Dans ce meme ete, un jour du mois de juillet, un passager faisait la traversee de Guernesey a Southampton. Ce passager etait un de ces "rebelles" dont on vient de parler. Il etait representant du peuple en 1851 et avait ete exile le 2 decembre. Ce passager, dont le nom est inutile a dire ici, car il n'a ete que l'occasion du fait que nous allons raconter, s'etait embarque le matin meme, a Saint-Pierre-Port, sur le bateau-poste Normandy. La traversee de Guernesey a Southampton est de sept ou huit heures.

      C'etait l'epoque ou le khedive, apres avoir salue Napoleon, venait saluer Victoria, et, ce jour-la meme, la reine d'Angleterre offrait au vice-roi d'Egypte le spectacle de la flotte anglaise dans la rade de Sheerness, voisine de Southampton.

      Le passager dont nous venons de parler etait un homme a cheveux blancs, silencieux, attentif a la mer. Il se tenait debout pres du timonier.

      Le Normandy avait quitte Guernesey a dix heures du matin; il etait environ trois heures de l'apres-midi; on approchait des Needles, qui marquent l'extremite sud de l'ile de Wight; on apercevait cette haute architecture sauvage de la mer et ces colossales pointes de craie qui sortent de l'ocean comme les clochers d'une prodigieuse cathedrale engloutie; on allait entrer dans la riviere de Southampton; le timonier commencait a manoeuvrer a babord.

      Le passager regardait l'approche des Aiguilles, quand tout a coup il s'entendit appeler par son nom; il se retourna; il avait devant lui le capitaine du navire.

      Ce capitaine etait a peu pres du meme age que lui; il se nommait Harvey; il avait de robustes epaules, d'epais favoris blancs, la face halee et fiere, l'oeil gai.

      – Est-il vrai, monsieur, dit-il, que vous desiriez voir la flotte anglaise?

      Le passager n'avait pas exprime ce voeu, mais il avait entendu des femmes temoigner vivement ce desir autour de lui.

      Il se borna a repondre:

      – Mais, capitaine, ce n'est pas votre itineraire.

      Le capitaine reprit:

      – Ce sera mon itineraire si vous le voulez.

      Le passager eut un mouvement de surprise.

      – Changer votre route?

      – Oui.

      – Pour m'etre agreable?

      – Oui.

      – Un vaisseau francais ne ferait pas cela pour moi!

      – Ce qu'un vaisseau francais ne ferait pas pour vous, dit le capitaine, un vaisseau anglais le fera.

      Et il reprit:

      – Seulement, pour ma responsabilite devant mes chefs, ecrivez-moi sur mon livre votre volonte.

      Et il presenta son livre de bord au passager, qui ecrivit sous sa dictee: "Je desire voir la flotte anglaise". et signa.

      Un moment apres, le steamer obliquait a tribord, laissait a gauche les Aiguilles et la riviere de Southampton et entrait dans la rade de Sheerness.

      Le spectacle etait beau en effet. Toutes les batteries melaient leurs fumees et leurs tonnerres; les silhouettes des massifs navires cuirasses s'echelonnaient les unes derriere les autres dans une brume rougeatre, vaste pele-mele de matures apparues et disparues; le Normandy passait au milieu de ces hautes ombres, salue par les hurrahs; cette course a travers la flotte anglaise dura plus de deux heures.

      Vers sept heures, quand le Normandy arriva a Southampton, il etait pavoise.

      Un des amis du capitaine Harvey, M. Rascol, directeur du Courrier de l'Europe, l'attendait sur le port; il s'etonna du navire pavoise.

      – Pour qui donc avez-vous pavoise, capitaine? Pour le khedive?

      Le capitaine repondit:

      – Pour le proscrit.

       Pour le proscrit. Traduisez: Pour la France.

      Nous n'aurions pas raconte ce fait, s'il n'empruntait une grandeur singuliere a la fin du capitaine Harvey.

      Cette fin, la voici.

      Trois ans apres cette revue de Sheerness, tres peu de temps apres avoir remis a son passager de juillet 1867 une adresse des marins de la Manche, dans la nuit du 17 mars 1870, le capitaine Harvey faisait son trajet habituel de Southampton a Guernesey. Une brume couvrait la mer. Le capitaine Harvey etait debout sur la passerelle du steamer, et manoeuvrait avec precaution, a cause de la nuit et du brouillard. Les passagers dormaient.

      Le Normandy etait un tres grand navire, le plus beau peut-etre des bateaux-poste de la Manche, six cents tonneaux, deux cent vingt pieds anglais de long, vingt-cinq de large; il etait "jeune", comme disent les marins, il n'avait pas sept ans. Il avait ete construit en 1863.

      Le brouillard s'epaississait, on etait sorti de la riviere de Southampton, on etait en pleine mer, a environ quinze milles au dela des Aiguilles. Le packet avancait lentement. Il etait quatre heures du matin.

      L'obscurite etait absolue, une sorte de plafond bas enveloppait le steamer, on distinguait a peine la pointe des mats.

      Rien de terrible comme ces navires aveugles qui vont dans la nuit.

      Tout a coup dans la brume une noirceur surgit; fantome et montagne, un promontoire d'ombre courant dans l'ecume et trouant les tenebres. C'etait la Mary, grand steamer a helice, venant d'Odessa, allant a Grimsby, avec un chargement de cinq cents tonnes de ble; vitesse enorme, poids immense. La Mary courait droit sur le Normandy.

      Nul moyen d'eviter l'abordage, tant ces spectres de navires dans le brouillard se dressent vite. Ce sont des rencontres sans approche. Avant qu'on ait acheve de les voir, on est mort.

      La Mary, lancee a toute vapeur, prit le Normandy par le travers, et l'eventra.

      Du choc, elle-meme, avariee, s'arreta.

      Il y avait sur le Normandy vingt-huit hommes d'equipage, une femme de service, la stuartess, et trente et un passagers, dont douze femmes.

      La secousse fut effroyable. En un instant, tous furent sur le pont, hommes, femmes, enfants, demi-nus, courant, criant, pleurant. L'eau entrait furieuse. La fournaise de la machine, atteinte par le flot, ralait.

      Le navire n'avait pas de cloisons etanches; les ceintures de sauvetage manquaient.

      Le capitaine Harvey, droit sur la passerelle de commandement, cria:

      – Silence tous, et attention! Les canots a la mer. Les femmes d'abord, les passagers ensuite. L'equipage apres. Il y a soixante personnes a sauver.

      On etait soixante et un. Mais il s'oubliait.

      On detacha les embarcations: Tous s'y precipitaient. Cette hate pouvait faire chavirer les canots. Ockleford, le lieutenant, et les trois contre-maitres, Goodwin, Bennett et West, continrent cette foule eperdue d'horreur. Dormir, et tout a coup, et tout de suite, mourir, c'est affreux.

      Cependant, au-dessus des cris et des bruits, on entendait la voix grave du capitaine, et ce bref dialogue s'echangeait dans les tenebres:

      – Mecanicien Locks?

      – Capitaine?

      – Comment est le fourneau?

      – Noye.

      – Le feu?

      – Eteint.

      – La