une sorte de separation solennelle entre ces hommes, dont plusieurs devaient mourir dans l'exil. On adressa a Victor Hugo des paroles d'adieu, auxquelles il repondit:
Freres proscrits, amis belges,
En repondant a tant de cordiales paroles qui s'adressent a moi, souffrez que je ne parle pas de moi et trouvez bon que je m'oublie. Qu'importe ce qui m'arrive! J'ai ete exile de France pour avoir combattu le guet-apens de decembre et m'etre collete avec la trahison; je suis exile de Belgique pour avoir fait Napoleon le Petit. Eh bien! je suis banni deux fois, voila tout. M. Bonaparte m'a traque a Paris, il me traque a Bruxelles; le crime se defend; c'est tout simple. J'ai fait mon devoir, et je continuerai de faire mon devoir. N'en parlons plus. Certes, je souffre de vous quitter, mais est-ce que nous ne sommes pas faits pour souffrir? Mon coeur saigne; laissons-le saigner. Ne nous appelons-nous pas les sacrifies?
Permettez donc que je laisse de cote, ce qui me touche, pour remercier Madier-Montjau de ses genereuses effusions, Charras de ses grandes et belles paroles, Deschanel de sa noble et charmante eloquence, Dussoubs et Agricol Perdiguier de leur adieu touchant, et vous-memes, nos amis de Belgique, de vos fraternelles sympathies si fermement exprimees; je ne sache rien de mieux, au moment de quitter cette terre hospitaliere, au moment de nous separer peut-etre pour ne plus nous revoir, qu'une derniere malediction a Louis Bonaparte et une derniere acclamation a la republique.
Vive la republique, amis!
(On crie de toutes parts: Vive la republique! L'orateur reprend:)
Il y a des gens qui disent: La republique est morte. Eh bien! si elle est morte, que le monde, absorbe a cette heure dans l'assouvissement joyeux et brutal des interets materiels, detourne un moment la tete, et qu'il regarde l'exil saluer le tombeau!
Proscrits, si la republique est morte, veillons le cadavre! allumons nos ames, et laissons-les se consumer comme des cierges autour du cercueil; restons inclines devant l'idee morte, et, apres avoir ete ses soldats pour la defendre, soyons ses pretres pour l'ensevelir.
Mais non, la republique n'est pas morte!
Citoyens, je le declare, elle n'a jamais ete plus vivante. Elle est dans les catacombes, ce qui est bon. Ceux-la seuls la croient morte qui prennent les catacombes pour le tombeau. Amis, les catacombes ne sont pas le sepulcre, les catacombes sont le berceau. Le christianisme en est sorti la tiare en tete; la republique en sortira l'aureole au front. La republique morte, grand Dieu! mais elle est immortelle! Mais a quel moment dit-on cela! au moment ou elle a, en France seulement, deux mille massacres, douze cents supplicies, dix mille deportes, quarante mille proscrits! La republique morte! mais regardez donc autour de vous. La terre d'exil, les pontons, les bagnes, Bellisle, Mazas, l'Afrique, Cayenne, les fosses du Champ de Mars, le cimetiere Montmartre, sont pleins de sa vie! Citoyens, la democratie, la liberte, la republique est notre religion a nous. Eh bien! passez-moi cette expression, les martyrs sont le combustible des religions. Plus il y en a dans le brasier, plus la flamme monte, plus l'idee grandit, plus, la verite illumine. A cette heure, proscrits, je le repete, la republique est plus vivante et plus eblouissante que jamais, ayant pour splendeur toutes vos miseres.
Et, au besoin, je n'en voudrais pas d'autre preuve que ce reflet d'on ne sait quelle aurore qui eclaire en ce moment tous vos visages, a vous, bannis, qui m'entourez. Qu'y a-t-il en effet dans vos yeux et sur vos fronts? La joie. La sainte joie des victimes. Sans compter la ville natale evanouie, la fortune perdue, le travail brise, le pain qui manque, les habitudes rompues, le foyer detruit, chacun de vous a au coeur un pere, une mere, des freres, des enfants, dont il a fallu se separer, une femme aimee et quittee, quelque amour meurtri et saignant; vous souffrez, vous vous tordez sur ces charbons ardents; mais vous levez la tete, et votre oeil dit: nous sommes contents. C'est que vous savez que la republique, votre foi, votre idee-patrie, puise une vie nouvelle dans vos tortures. Vos douleurs sont une affirmation. Le bucher flamboie; le martyr rayonne.
Vive la republique, citoyens!
(On crie: Vive la republique! Une voix dit: Un mot aux amis belges! Victor Hugo continue:)
Je viens d'entendre une voix me crier: un mot aux amis belges! Est-ce que vous croyez par hasard que je vais les oublier? (Non! non!) Les oublier dans cet adieu! eux qui nous ont suivis jusqu'ici, eux qui nous entourent a cette heure de leur foule intelligente et cordiale, eux qui blament si energiquement les faiblesses de leur gouvernement, les oublier! jamais! Petite nation, ils se sont conduits comme un grand peuple. Ils sont accourus au-devant de nous, – vous vous en souvenez, bannis! – quand nous arrivions a leur frontiere apres le 2 decembre, proscrits, chasses, poursuivis, la sueur au front, l'oreille encore pleine de la rumeur du combat, la glorieuse boue des barricades a nos habits! ils n'ont pas repousse notre adversite; ils n'ont pas eu peur de notre contagion; gloire a eux! ils ont fait, grandement et simplement, asseoir a leur foyer cette espece de pestiferes qu'on appelle les vaincus.
Amis belges, j'arrive donc a vous sans transition. Vous etes nos hotes, c'est-a-dire nos freres. On n'a pas besoin de transition pour tendre la main a des freres.
L'un de vous, tout a l'heure, ce vaillant Louis Labarre, songeant a M. Bonaparte, attestait en termes eloquents votre nationalite, et jurait de mourir pour la defendre. C'est bien; je l'approuve. Nous tous francais qui sommes ici, nous l'approuvons.
Oui, si M. Bonaparte arrive, si M. Bonaparte vous envahit, s'il vient une nuit, – c'est son heure, – heurter vos frontieres, trainant a sa suite, ou, pour mieux dire, poussant devant lui, – marcher en tete n'est pas sa maniere, – poussant devant lui ce qu'il appelle aujourd'hui la France, cette armee maintenant denationalisee, ces regiments dont il a fait des hordes, ces pretoriens qui ont viole l'assemblee nationale, ces janissaires qui ont sabre la constitution, ces soldats du boulevard Montmartre, qui auraient pu etre des heros et dont il a fait des brigands; s'il arrive a vos frontieres, cet homme, declarant la Belgique pachalik, vous apportant la honte a vous qui etes l'honneur, vous apportant l'esclavage a vous qui etes la liberte, vous apportant le vol a vous qui etes la probite, oh! levez-vous, belges, levez-vous tous! recevez Louis Bonaparte comme vos aieux les nerviens ont recu Caligula! courez aux fourches, aux pierres, aux faulx, aux socs de vos charrues; prenez vos couteaux, prenez vos fusils, prenez vos carabines; sautez sur la vieille epee d'Arteveld, sautez sur le vieux baton ferre de Coppenole, remettez, s'il le faut, des boulets de marbre dans la grosse couleuvrine de Gand; vous en trouverez a Notre-Dame de Hal! criez aux armes! ce n'est pas Annibal qui est aux portes, c'est Schinderhannes! Sonnez le tocsin, battez le rappel; faites la guerre des plaines, faites la guerre des murailles, faites la guerre des buissons; luttez pied a pied, defendez-vous, frappez, mourez; souvenez-vous de vos peres qui ont voulu vous leguer la gloire, souvenez-vous de vos enfants auxquels vous devez leguer la liberte! Empruntez a Waterloo son cri funebre: la Belgique meurt et ne se rend pas!
Si le Bonaparte vient, faites cela!
Mais, belges, si, un jour, le front dans la lumiere, agitant au vent joyeux des revolutions un drapeau d'une seule couleur sur lequel, vous lirez: Fraternite des Peuples. Etats-Unis d'Europe, – grande, libre, fiere, tendre, sereine, des epis et des lauriers dans les mains, la France, la vraie France vient a vous, oh! levez-vous encore cette fois, belges, mais pour remplacer le baton ferre par le rameau fleuri! levez-vous, mais pour aller au-devant de la France, et pour lui dire: Salut!
Levez-vous pour lui tendre la main, a notre mere, comme nous, ses fils, nous vous la tendons, et pour lui ouvrir les bras comme nous vous les ouvrons. Car cette France-la, ce ne sera pas la conquerante, ce sera l'initiatrice; ce ne sera pas la France qui subjugue, ce sera la France qui delivre; ce ne sera pas la France des Bonapartes, ce sera la France des nations!
Recevez-la comme une grande amie. Accueillez-la, cette victorieuse, comme, proscrite, vous l'avez accueillie. Car c'est elle que vous acclamez en ce moment; car c'est la France qui est ici. C'est elle qui, a cette heure, quelquefois meurtrie par vos gouvernants, toujours relevee et consolee par vous, pleure a la porte de vos villes sous la blouse de l'ouvrier ou sous le sarrau de toile du laboureur exile.
Amis, la persecution et la douleur, c'est aujourd'hui; les Etats-Unis d'Europe, les Peuples-Freres, c'est demain. Lendemain inevitable pour nos ennemis, infaillible pour nous. Amis, quelles que soient les angoisses et les duretes du moment qui passe, fixons notre pensee sur ce lendemain splendide, deja visible