Henri IV (1re partie)
NOTICE
SUR LA PREMIÈRE PARTIE
DE HENRI IV
Les commentateurs donnent à ces deux pièces le titre de comédies; et en effet, bien que le sujet appartienne à la tragédie, l'intention en est comique. Dans les tragédies de Shakspeare, le comique naît quelquefois spontanément de la situation des personnages introduits pour le service de l'action tragique: ici non-seulement une partie de l'action roule absolument sur des personnages de comédie; mais encore la plupart de ceux que leur rang, les intérêts dont ils s'occupent et les dangers auxquels ils s'exposent pourraient élever à la dignité de personnages tragiques, sont présentés sous l'aspect qui appartient à la comédie, par le côté faible ou bizarre de leur nature. L'impétuosité presque puérile du bouillant Hotspur, la brutale originalité de son bon sens, cette humeur d'un soldat contre tout ce qui veut retenir un instant ses pensées hors du cercle des intérêts auxquels il a dévoué sa vie, donnent lieu à des scènes extrêmement piquantes. Le Gallois Glendower, glorieux, fanfaron, charlatan en même temps que brave, qui tient tête à Hotspur tant que celui-ci le menace ou le contrarie, mais qui cède et se retire aussitôt qu'une plaisanterie vient alarmer son amour-propre par la crainte du ridicule, est une conception vraiment comique. Il n'y a pas jusqu'aux trois ou quatre paroles que prononce Douglas qui n'aient aussi leur nuance de fanfaronnade. Aucun de ces trois courages ne s'exprime de même; mais tout cède à celui de Hotspur, auquel la teinte comique qu'a reçue son caractère n'ôte rien de l'intérêt qu'il inspire. On s'attache à lui comme à l'Alceste du Misanthrope, à un grand caractère victime d'une qualité que l'impétuosité de son humeur et la préoccupation de ses propres idées ont tourné en défaut. On voit le brave Hotspur acceptant l'entreprise qu'on lui propose avant de la connaître, certain du succès dès qu'il est frappé de l'idée de l'action; on le voit perdant successivement tous les appuis sur lesquels il avait compté, abandonné ou trahi par ceux qui l'ont entraîné dans le danger, et comme poussé par une sorte de fatalité vers l'abîme qu'il n'aperçoit qu'au moment où il n'est plus temps de reculer, et où il tombe en ne regrettant que sa gloire. C'est là sans doute une catastrophe tragique, et le fond de la première pièce, qui a pour sujet le premier pas de Henri V vers la gloire, en exigeait une de ce genre; mais la peinture des égarements de la jeunesse du prince n'en forme pas moins la partie la plus importante de l'ouvrage, dont le caractère principal est Falstaff.
Falstaff est l'un des personnages les plus célèbres de la comédie anglaise, et peut-être aucun théâtre n'en offre-t-il un plus gai. Ce serait un spectacle assez triste que celui des emportements d'une jeunesse aussi désordonnée que celle de Henri V, dans des moeurs aussi rudes que celles de son temps, si, au milieu de cette grossière débauche, des habitudes et des prétentions d'un genre plus relevé ne venaient former un contraste et jouer un rôle d'autant plus amusant qu'il est déplacé. Il eût été fort moral, sans doute, de faire porter, sur le prince qui s'avilit, le ridicule de cette inconvenance; mais quand Shakspeare n'eût pas été le poëte de la cour d'Angleterre, ni la vraisemblance ni l'art ne lui permettaient de dégrader un personnage tel que Henri V; il a soin, au contraire, de lui conserver partout la hauteur de son caractère et la supériorité de sa position; et Falstaff, destiné à nous amuser, n'est admis dans la pièce que pour le divertissement du prince.
Fait pour être un homme de bonne compagnie, Falstaff n'a pas encore renoncé à toutes ses prétentions en ce genre: il n'a point adopté la grossièreté des situations où le rabaissent ses vices; il leur a tout livré, excepté son amour-propre; il ne s'est point fait un mérite de sa crapule, il n'a point mis sa vanité dans les exploits d'un bandit: les manières et les qualités d'un gentilhomme, c'est encore à cela qu'il tiendrait s'il pouvait tenir à quelque chose; c'est à cela qu'il prétendrait s'il lui était permis d'avoir, ou possible de soutenir une prétention. Du moins veut-il se donner le plaisir de les affecter toutes, dût ce plaisir lui valoir un affront; sans y croire, sans espérer qu'on le croie, il faut à tout prix qu'il réjouisse ses oreilles de l'éloge de sa bravoure, presque de ses vertus. C'est là une de ses faiblesses, comme le goût du vin d'Espagne est une tentation à laquelle il ne lui est pas plus possible de résister, et la naïveté avec laquelle il cède, les embarras où elle le met, l'espèce d'imprudence hypocrite qui l'aide à s'en tirer, en l'ont un personnage extraordinairement plaisant. Les jeux de mots, bien que fréquents dans cette pièce, y sont beaucoup moins nombreux que dans quelques autres drames d'un genre plus sérieux, et ils y sont infiniment mieux placés. Le mélange de subtilité, que Shakspeare devait à l'esprit de son temps, n'empêche pas que dans cette pièce, ainsi que dans celles où reparaît Falstaff, la gaieté ne soit peut-être plus franche et plus naturelle que dans aucun autre ouvrage du théâtre anglais.
La première partie de Henri IV parut, selon Malone, en 1597. Chalmers et Drake croient qu'elle fut écrite en 1596; mais leur opinion, à cet égard, ne s'appuie sur aucun témoignage sérieux. Ce qu'il y a de bien positif, c'est que cette pièce fut écrite avant 1598, car Meres la cite dans cette même année parmi les oeuvres de Shakspeare.
HENRI IV
LE ROI HENRI IV.
HENRI, prince de Galles,} fils du
JEAN, prince de Lancastre,} roi.
LE COMTE DE WESTMORELAND,} partisans
SIR WALTER BLOUNT,} du roi.
THOMAS PERCY, comte de Worcester.
HENRI PERCY, comte de Northumberland.
HENRI PERCY, surnommé HOTSPUR, son fils.
EDMOND MORTIMER, comte de la Marche.
SCROOP, archevêque d'York.
ARCHIBALD, comte de Douglas.
OWEN GLENDOWER.
SIR RICHARD VERNON.
SIR JEAN FALSTAFF.
POINS.
GADSHILL.
PETO
BARDOLPHE.
LADY PERCY, femme de Hotspur, soeur de Mortimer.
LADY MORTIMER, fille de Glendower, et femme de Mortimer.
QUICKLY, hôtesse d'une taverne à East-Cheap.
Lords, officiers, shérif, cabaretier, garçon de chambre, garçons de cabaret, deux voituriers, voyageurs, suite.
ACTE PREMIER
SCÈNE I
LE ROI. – Ébranlés et épuisés par les soucis comme nous le sommes, tâchons de trouver un moment où la paix effrayée puisse reprendre haleine, et nous annoncer d'une voix entrecoupée les nouvelles luttes que nous devons aller soutenir sur de lointains rivages… Les abords 1 de cette terre altérée ne verront plus ses lèvres teintes du sang de ses propres enfants. La terre ne sillonnera plus son sein de tranchées, n'écrasera plus ses fleurs sous les pieds ferrés de coursiers ennemis. Ces yeux irrités qui naguère comme les météores d'un ciel orageux, tous d'une même nature, tous formés de la même substance, se venaient rencontrer dans le choc des partis livrés à la guerre intestine et dans la mêlée furieuse des massacres civils formeront maintenant des rangs unis et bien ordonnés, ils se dirigeront tous vers un même but, et ne combattront plus leurs connaissances, leurs parents, leurs alliés. Le tranchant de la guerre ne viendra plus comme un couteau mal rengainé couper son propre maître. Maintenant donc, mes amis, soldat du Christ, enrôlé sous sa croix sainte, pour laquelle nous nous sommes tous engagés à combattre, nous allons conduire jusqu'à son sépulcre une armée d'Anglais dont les bras furent formés dans le sein de leur mère pour aller poursuivre les païens sur les plaines saintes que foulèrent ses pieds divins, cloués, il y a quatorze cents ans, pour notre avantage, sur le bois amer de la croix. Mais ce projet existe depuis un an, et je n'ai pas besoin de vous le dire: cela sera, donc ce n'est pas encore aujourd'hui que nous nous rassemblons pour le départ. Maintenant, Westmoreland, mon cher cousin, rendez-moi compte de ce qui fut arrêté hier au soir