Уильям Шекспир

Troïlus et Cressida


Скачать книгу

de la subordination qui fait reculer d'un pas, lorsqu'on a le projet de monter. Le général est méprisé par l'officier qui est à un pas au-dessous de lui, celui-ci par le suivant, le suivant par celui qui est au-dessous de lui, ainsi chacun suivant l'exemple du premier, qui s'est dégoûté de son supérieur, est pris d'une fièvre d'envie et d'une émulation pâle et sans énergie: c'est cette fièvre qui maintient Troie sur sa base, et non pas sa propre puissance. Pour conclure ce discours déjà trop long, Troie subsiste par notre faiblesse et non par sa force.

      NESTOR. – Ulysse a parlé avec sagesse, il a découvert le mal dont toute notre armée est infectée.

      AGAMEMNON. – La nature du mal étant connue, Ulysse, quel en est le remède?

      ULYSSE. – Le grand Achille, que l'opinion couronne, comme la force et le bras droit de notre armée, ayant l'oreille remplie du bruit de sa renommée, devient délicat sur son propre mérite, et reste étendu dans sa tente à se moquer de nos desseins. A ses côtés, nonchalamment couché sur un lit, Patrocle, tout le long du jour, fait assaut avec lui de propos bouffons; et ce calomniateur appelle imitation les traits ridicules et gauches sous lesquels il prétend nous contrefaire. Tantôt, illustre Agamemnon, il se met à jouer ta mission souveraine; semblable à un acteur affecté, dont tout le mérite est dans son jarret, et qui croit que c'est une merveille d'entendre les planches retentir et répondre à l'impulsion de son pied tendu; c'est par cette farce chargée et déplorable qu'il contrefait ta majesté. – Lorsqu'il parle, c'est comme un carillon qu'on raccommode; et il exhale des termes si outrés que, dans la bouche mugissante de Typhon même, ils paraîtraient encore des hyperboles. A ces mauvaises plaisanteries, le vaste Achille, étendu sur son lit gémissant, applaudit en tirant de sa poitrine profonde un bruyant éclat de rire, et s'écrie: «Excellent! c'est Agamemnon au naturel. – Allons, joue-moi Nestor à présent; fais hem! hem! et caresse ta barbe15 comme le vieillard, lorsqu'il se prépare à nous débiter sa harangue.» Patrocle obéit, et se rapproche de Nestor comme les extrémités de deux lignes parallèles16, il lui ressemble comme Vulcain à sa femme. Cependant le bon Achille s'écrie toujours: «Excellent! c'est Nestor en personne! allons, représente-le-moi, Patrocle, lorsqu'il s'arme pour répondre à une alarme nocturne.» Et alors, les infirmités mêmes de la vieillesse deviennent un objet de risée; Patrocle de tousser, de cracher, de tâtonner d'une main paralytique son gorgerin17, sans pouvoir en ajuster l'agrafe; et à ce jeu, notre chevalier La Valeur de mourir de rire et de s'écrier: «Oh! assez, Patrocle, ou donne-moi des côtes d'acier: je briserai les miennes en me dilatant la rate18.» C'est de cette manière que tous nos talents, nos facultés, nos caractères, nos personnes, toutes nos qualités les plus estimables, nos exploits, nos inventions, nos ordres, nos défenses, nos défis au combat, ou nos négociations pour les trêves, nos succès ou nos pertes, ce qui est et ce qui n'est pas sert de matière aux bouffonneries de ces deux personnages.

      NESTOR. – Et l'exemple de ce couple, que l'opinion, comme l'a dit Ulysse, proclame de sa voix souveraine, infecte beaucoup de gens. Ajax est devenu volontaire; il porte la tête tout aussi haut que le grand Achille: comme lui, il garde sa tente, il y donne des festins séditieux, il raille nos plans de guerre avec la hardiesse d'un oracle, et il excite Thersite, ce vil esclave, dont le fiel forge sans cesse des calomnies comme une monnaie, à nous comparer à la fange, à rabaisser et discréditer notre conduite et nos actions, de quelque imminent péril que nous soyons environnés.

      ULYSSE. – Ils blâment notre prudence et la taxent de poltronnerie; ils tiennent la sagesse comme inutile à la guerre, ils dédaignent la prévoyance et n'estiment d'autres actes que ceux de la main. Les calmes facultés intellectuelles qui règlent le nombre de ceux qui doivent frapper, quand une occasion favorable les appelle, qui savent, par les travaux de l'observation et de la pensée, peser les forces de l'ennemi, tout cela ne vaut pas un seul doigt de la main: ils appellent tout cela des ouvrages de lit, fatras géographique, guerre de cabinet: en sorte que le bélier qui renverse les murailles par le grand élan et la force de ses coups passe à leurs yeux avant la main qui a créé cette machine et avant l'âme intelligente qui en guide à propos le mouvement.

      NESTOR. – Si on accorde cela, bientôt le cheval d'Achille vaudra plusieurs fils de Thétis.

(On entend une trompette.)

      AGAMEMNON. – Quelle est cette trompette? Voyez, Ménélas.

      MÉNÉLAS. – Elle vient de Troie.

(Entre Énée.)

      AGAMEMNON. – Qui vous amène devant notre tente?

      ÉNÉE. – Est-ce ici la tente du grand Agamemnon, je vous prie?

      AGAMEMNON. – Ici même.

      ÉNÉE. – Un guerrier, prince et héraut à la fois, peut-il faire entendre un message loyal à son oreille royale?

      AGAMEMNON. – Il le peut avec plus de sûreté que n'en pourrait garantir le bras d'Achille à la tête de tous les Grecs, qui, d'une voix unanime, nomment Agamemnon leur chef et leur général.

      ÉNÉE. – Noble permission et sécurité étendue. Mais comment un étranger pourra-t-il reconnaître les regards souverains de cet illustre chef et le distinguer des yeux des autres mortels?

      AGAMEMNON. – Comment?

      ÉNÉE. – Oui, je le demande pour éveiller mon respect et tenir mes joues prêtes à se colorer d'une rougeur modeste, comme celle de l'Aurore quand elle regarde d'un oeil chaste le jeune Phoebus, qui est ce dieu en dignité qui guide ici les hommes? qui est le grand et puissant Agamemnon?

      AGAMEMNON. – Ce Troyen se rit de nous, ou les guerriers de Troie sont de cérémonieux courtisans.

      ÉNÉE. – Désarmés, ils sont des courtisans aussi francs et aussi doux que des anges qui s'inclinent; telle est leur renommée dans la paix; mais dès qu'ils prennent le maintien des guerriers, ils sont pleins de fiel, ils ont des bras robustes, des jarrets fermes et des épées fidèles; et Jupiter sait que nul n'a plus de coeur. Mais silence, Énée; silence, Troyen: pose ton doigt sur tes lèvres. L'éloge perd son lustre et son mérite, lorsqu'il sort de la bouche même de l'homme qui en est l'objet: la seule louange que la renommée publie est celle que l'ennemi accorde avec peine: voilà la seule louange pure et transcendante.

      AGAMEMNON. – Seigneur, qui êtes de Troie, vous vous appelez Énée?

      ÉNÉE. – Oui, Grec; tel est mon nom.

      AGAMEMNON. – Quelle affaire vous amène, je vous prie?

      ÉNÉE. – Pardonnez: mon message est pour les oreilles d'Agamemnon.

      AGAMEMNON. – Agamemnon ne donne point d'audience particulière à ceux qui viennent de Troie.

      ÉNÉE. – Et je ne viens pas non plus de Troie pour murmurer à son oreille. J'apporte avec moi une trompette pour le réveiller, pour exciter ses sens à une attention profonde, et alors je parlerai.

      AGAMEMNON. – Parle aussi librement que les vents. Ce n'est pas ici l'heure où Agamemnon est endormi: et pour te convaincre, Troyen, qu'il est éveillé, c'est lui-même qui te le déclare.

      ÉNÉE. – Trompette, retentis: que ta voix d'airain résonne dans toutes ces tentes oisives, et que tout Grec courageux sache que les loyales propositions offertes par Troie seront offertes tout haut. (La trompette sonne.) Illustre Agamemnon, nous avons à Troie un prince nommé Hector, fils de Priam, qui se rouille dans l'inaction d'une trêve trop prolongée. Il m'a ordonné d'amener avec moi un trompette, et de vous parler ainsi: – Rois, princes et chefs! si parmi les premiers de la Grèce, il en est un qui estime son honneur plus que son repos, qui soit plus jaloux de gloire qu'alarmé des dangers, qui connaisse sa valeur et ne connaisse pas la peur, qui aime sa maîtresse d'un amour plus vrai que de simples protestations faites avec de vains serments aux lèvres de celle qu'il aime, et qui ose soutenir sa beauté et sa vertu dans d'autres bras que les siens, à lui ce défi: Hector, à la vue des Troyens et des Grecs, prouvera (ou du moins il fera tous ses efforts pour le faire) que sa dame est plus sage, plus belle, plus fidèle,