faute d'aliments, de ressources, de motifs, de prétextes et de sympathie populaire.
Je sais bien qu'on me reprochera (c'est la mode du jour) de donner pour base à la fraternité des peuples l'intérêt, le vil et prosaïque intérêt. On aimerait mieux qu'elle eût son principe dans la charité, dans l'amour, qu'il y fallût même un peu d'abnégation, et que, froissant le bien-être matériel des hommes, elle eût le mérite d'un généreux sacrifice.
Quand donc en finirons-nous avec ces puériles déclamations? Quand bannirons-nous enfin la tartuferie de la science? Quand cesserons-nous de mettre cette contradiction nauséabonde entre nos écrits et nos actions? Nous huons, nous conspuons l'intérêt, c'est-à-dire l'utile, le bien (car dire que tous les peuples sont intéressés à une chose, c'est dire que cette chose est bonne en soi), comme si l'intérêt n'était pas le mobile nécessaire, éternel, indestructible, à qui la Providence a confié la perfectibilité humaine! Ne dirait-on pas que nous sommes tous des anges de désintéressement? Et pense-t-on que le public ne commence pas à voir avec dégoût que ce langage affecté noircit précisément les pages qu'on lui fait payer le plus cher? Oh! l'affectation! l'affectation! c'est vraiment la maladie de ce siècle.
Quoi! parce que le bien-être et la paix sont choses corrélatives, parce qu'il a plu à Dieu d'établir cette belle harmonie dans le monde moral, vous ne voulez pas que j'admire, que j'adore ses décrets et que j'accepte avec gratitude des lois qui font de la justice la condition du bonheur? Vous ne voulez la paix qu'autant qu'elle froisse le bien-être, et la liberté vous pèse parce qu'elle ne vous impose pas des sacrifices? Et qui vous empêche, si l'abnégation a pour vous tant de charmes, d'en mettre dans vos actions privées? La société vous en sera reconnaissante, car quelqu'un au moins en recueillera le fruit; mais vouloir l'imposer à l'humanité comme un principe, c'est le comble de l'absurdité, car l'abnégation de tous, c'est le sacrifice de tous, c'est le mal érigé en théorie.
Mais, grâce au ciel, on peut écrire et lire beaucoup de ces déclamations sans que pour cela le monde cesse d'obéir à son mobile, qui est, qu'on le veuille ou non, l'intérêt.
Après tout, il est assez singulier de voir invoquer les sentiments de la plus sublime abnégation à l'appui de la spoliation elle-même. Voilà donc à quoi aboutit ce fastueux désintéressement! Ces hommes si poétiquement délicats qu'ils ne veulent pas de la paix elle-même si elle est fondée sur le vil intérêt des hommes, mettent la main dans la poche d'autrui, et surtout du pauvre; car quel article du tarif protége le pauvre? Eh! messieurs, disposez comme vous l'entendez de ce qui vous appartient, mais laissez-nous disposer aussi du fruit de nos sueurs, nous en servir ou l'échanger à notre gré. Déclamez sur le renoncement à soi-même, car cela est beau; mais en même temps soyez au moins honnêtes27.
XX. – TRAVAIL HUMAIN, TRAVAIL NATIONAL
Briser les machines, – repousser les marchandises étrangères, – ce sont deux actes qui procèdent de la même doctrine.
On voit des hommes qui battent des mains quand une grande invention se révèle au monde, – et qui néanmoins adhèrent au régime protecteur. – Ces hommes sont bien inconséquents!
Que reprochent-ils à la liberté du commerce? De faire produire par des étrangers plus habiles ou mieux situés que nous des choses que, sans elle, nous produirions nous-mêmes. En un mot, on l'accuse de nuire au travail national.
De même, ne devraient-ils pas reprocher aux machines de faire accomplir par des agents naturels ce qui, sans elles, serait l'œuvre de nos bras, et, par conséquent, de nuire au travail humain?
L'ouvrier étranger, mieux placé que l'ouvrier français, est, à l'égard de celui-ci, une véritable machine économique qui l'écrase de sa concurrence. De même, une machine qui exécute une opération à un prix moindre qu'un certain nombre de bras est, relativement à ces bras, un vrai concurrent étranger qui les paralyse par sa rivalité.
Si donc il est opportun de protéger le travail national contre la concurrence du travail étranger, il ne l'est pas moins de protéger le travail humain contre la rivalité du travail mécanique.
Aussi, quiconque adhère au régime protecteur, s'il a un peu de logique dans la cervelle, ne doit pas s'arrêter à prohiber les produits étrangers: il doit proscrire encore les produits de la navette et de la charrue.
Et voilà pourquoi j'aime bien mieux la logique des hommes qui, déclamant contre l'invasion des marchandises exotiques, ont au moins le courage de déclamer aussi contre l'excès de production dû à la puissance inventive de l'esprit humain.
Tel est M. de Saint-Chamans. «Un des arguments les plus forts, dit-il, contre la liberté du commerce et le trop grand emploi des machines, c'est que beaucoup d'ouvriers sont privés d'ouvrage ou par la concurrence étrangère qui fait tomber les manufactures, ou par les instruments qui prennent la place des hommes dans les ateliers.» (Du Système d'impôts, p. 438.)
M. de Saint-Chamans a parfaitement vu l'analogie, disons mieux, l'identité qui existe entre les importations et les machines; voilà pourquoi il proscrit les unes et les autres; et vraiment il y a plaisir d'avoir affaire à des argumentateurs intrépides, qui, même dans l'erreur, poussent un raisonnement jusqu'au bout.
Mais voyez la difficulté qui les attend!
S'il est vrai, à priori, que le domaine de l'invention et celui du travail ne puissent s'étendre qu'aux dépens l'un de l'autre, c'est dans les pays où il y a le plus de machines, dans le Lancastre, par exemple, qu'on doit rencontrer le moins d'ouvriers. Et si, au contraire, on constate en fait que la mécanique et la main-d'œuvre coexistent à un plus haut degré chez les peuples riches que chez les sauvages, il faut en conclure nécessairement que ces deux puissances ne s'excluent pas.
Je ne puis pas m'expliquer qu'un être pensant puisse goûter quelque repos en présence de ce dilemme:
Ou les inventions de l'homme ne nuisent pas à ses travaux comme les faits généraux l'attestent, puisqu'il y a plus des unes et des autres chez les Anglais et les Français que parmi les Hurons et les Cherokées, et, en ce cas, j'ai fait fausse route, quoique je ne sache ni où ni quand je me suis égaré. Je commettrais un crime de lèse-humanité si j'introduisais mon erreur dans la législation de mon pays.
Ou bien les découvertes de l'esprit limitent le travail des bras, comme les faits particuliers semblent l'indiquer, puisque je vois tous les jours une machine se substituer à vingt, à cent travailleurs, et alors je suis forcé de constater une flagrante, éternelle, incurable antithèse entre la puissance intellectuelle et la puissance physique de l'homme; entre son progrès et son bien-être, et je ne puis m'empêcher de dire que l'auteur de l'homme devait lui donner de la raison ou des bras, de la force morale ou de la force brutale, mais qu'il s'est joué de lui en lui conférant à la fois des facultés qui s'entre-détruisent.
La difficulté est pressante. Or, savez-vous comment on en sort? Par ce singulier apophthegme:
En économie politique il n'y a pas de principe absolu.
En langage intelligible et vulgaire, cela veut dire:
«Je ne sais où est le vrai et le faux; j'ignore ce qui constitue le bien ou le mal général. Je ne m'en mets pas en peine. L'effet immédiat de chaque mesure sur mon bien-être personnel, telle est la seule loi que je consente à reconnaître.»
Il n'y a pas de principes! mais c'est comme si vous disiez: Il n'y a pas de faits; car les principes ne sont que des formules qui résument tout un ordre de faits bien constatés.
Les machines, les importations ont certainement des effets. Ces effets sont bons ou mauvais. On peut à cet égard différer d'avis. Mais, quel que soit celui que l'on adopte, il se formule par un de ces deux principes: Les machines sont un bien; – ou – les machines sont un mal. Les importations sont favorables, – ou – les importations sont nuisibles. – Mais dire: Il n'y a pas de principes, c'est certainement le dernier degré d'abaissement où l'esprit humain puisse descendre, et j'avoue