ignorance de cause.
Mais enfin, me dira-t-on, détruisez le sophisme. Prouvez que les machines ne nuisent pas au travail humain, ni les importations au travail national.
Dans un ouvrage de la nature de celui-ci, de telles démonstrations ne sauraient être très-complètes. J'ai plus pour but de poser les difficultés que de les résoudre, et d'exciter la réflexion que de la satisfaire. Il n'y a jamais pour l'esprit de conviction bien acquise que celle qu'il doit à son propre travail. J'essayerai néanmoins de le mettre sur la voie.
Ce qui trompe les adversaires des importations et des machines, c'est qu'ils les jugent par leurs effets immédiats et transitoires, au lieu d'aller jusqu'aux conséquences générales et définitives.
L'effet prochain d'une machine ingénieuse est de rendre superflue, pour un résultat donné, une certaine quantité de main-d'œuvre. Mais là ne s'arrête point son action. Par cela même que ce résultat donné est obtenu avec moins d'efforts, il est livré au public à un moindre prix; et la somme des épargnes ainsi réalisée par tous les acheteurs, leur sert à se procurer d'autres satisfactions, c'est-à-dire à encourager la main-d'œuvre en général, précisément de la quantité soustraite à la main-d'œuvre spéciale de l'industrie récemment perfectionnée. – En sorte que le niveau du travail n'a pas baissé, quoique celui des satisfactions se soit élevé.
Rendons cet ensemble d'effets sensible par un exemple.
Je suppose qu'il se consomme en France dix millions de chapeaux à 15 francs; cela offre à l'industrie chapelière un aliment de 150 millions. – Une machine est inventée qui permet de donner les chapeaux à 10 francs. – L'aliment pour cette industrie est réduit à 100 millions, en admettant que la consommation n'augmente pas. Mais les autres 50 millions ne sont point pour cela soustraits au travail humain. Économisés par les acheteurs de chapeaux, ils leur serviront à satisfaire d'autres besoins, et par conséquent à rémunérer d'autant l'ensemble de l'industrie. Avec ces 5 francs d'épargne, Jean achètera une paire de souliers, Jacques un livre, Jérôme un meuble, etc. Le travail humain, pris en masse, continuera donc d'être encouragé jusqu'à concurrence de 150 millions; mais cette somme donnera le même nombre de chapeaux qu'auparavant, plus toutes les satisfactions correspondant aux 50 millions que la machine aura épargnés. Ces satisfactions sont le produit net que la France aura retiré de l'invention. C'est un don gratuit, un tribut que le génie de l'homme aura imposé à la nature. – Nous ne disconvenons pas que, dans le cours de la transformation, une certaine masse de travail aura été déplacée; mais nous ne pouvons pas accorder qu'elle aura été détruite ou même diminuée.
De même quant aux importations. – Reprenons l'hypothèse.
La France fabriquait dix millions de chapeaux dont le prix de revient était de 15 francs. L'étranger envahit notre marché en nous fournissant les chapeaux à 10 francs. – Je dis que le travail national n'en sera nullement diminué.
Car il devra produire jusqu'à concurrence de 100 millions pour payer 10 millions de chapeaux à 10 francs.
Et puis, il restera à chaque acheteur 5 francs d'économie par chapeau, ou, au total, 50 millions, qui acquitteront d'autres jouissances, c'est-à-dire d'autres travaux.
Donc la masse du travail restera ce qu'elle était, et les jouissances supplémentaires, représentées par 50 millions d'économie sur les chapeaux, formeront le profit net de l'importation ou de la liberté du commerce.
Et il ne faut pas qu'on essaye de nous effrayer par le tableau des souffrances qui, dans cette hypothèse, accompagneraient le déplacement du travail.
Car si la prohibition n'eût jamais existé, le travail se serait classé de lui-même selon la loi de l'échange, et nul déplacement n'aurait eu lieu.
Si, au contraire, la prohibition a amené un classement artificiel et improductif du travail, c'est elle et non la liberté qui est responsable du déplacement inévitable dans la transition du mal au bien.
À moins qu'on ne prétende que, parce qu'un abus ne peut être détruit sans froisser ceux qui en profitent, il suffit qu'il existe un moment pour qu'il doive durer toujours28.
XXI. – MATIÈRES PREMIÈRES
On dit: Le plus avantageux de tous les commerces est celui où l'on donne des objets fabriqués en échange de matières premières. Car ces matières premières sont un aliment pour le travail national.
Et de là on conclut:
Que la meilleure loi de douanes serait celle qui donnerait le plus de facilités possible à l'entrée des matières premières, et qui opposerait le plus d'obstacles aux objets qui ont reçu leur première façon.
Il n'y a pas, en économie politique, de sophisme plus répandu que celui-là. Il défraye non-seulement l'école protectioniste, mais encore et surtout l'école prétendue libérale; et c'est là une circonstance fâcheuse, car ce qu'il y a de pire, pour une bonne cause, ce n'est pas d'être bien attaquée, mais d'être mal défendue.
La liberté commerciale aura probablement le sort de toutes les libertés; elle ne s'introduira dans nos lois qu'après avoir pris possession de nos esprits. Mais s'il est vrai qu'une réforme doive être généralement comprise pour être solidement établie, il s'ensuit que rien ne la peut retarder comme ce qui égare l'opinion; et quoi de plus propre à l'égarer que les écrits qui réclament la liberté en s'appuyant sur les doctrines du monopole?
Il y a quelques années, trois grandes villes de France, Lyon, Bordeaux et le Havre, firent une levée de boucliers contre le régime restrictif. Le pays, l'Europe entière s'émurent en voyant se dresser ce qu'ils prirent pour le drapeau de la liberté. – Hélas! c'était encore le drapeau du monopole! d'un monopole un peu plus mesquin et beaucoup plus absurde que celui qu'on semblait vouloir renverser. – Grâce au sophisme que je vais essayer de dévoiler, les pétitionnaires ne firent que reproduire, en y ajoutant une inconséquence de plus, la doctrine de la protection au travail national.
Qu'est-ce, en effet, que le régime prohibitif? Écoutons M. de Saint-Cricq.
«Le travail constitue la richesse d'un peuple, parce que seul il crée les choses matérielles que réclament nos besoins, et que l'aisance universelle consiste dans l'abondance de ces choses.» – Voilà le principe.
«Mais il faut que cette abondance soit le produit du travail national. Si elle était le produit du travail étranger, le travail national s'arrêterait promptement.» – Voilà l'erreur. (Voir le sophisme précédent.)
«Que doit donc faire un pays agricole et manufacturier? Réserver son marché aux produits de son sol et de son industrie.» – Voilà le but.
«Et pour cela, restreindre par des droits et prohiber au besoin les produits du sol et de l'industrie des autres peuples.» – Voilà le moyen.
Rapprochons de ce système celui de la pétition de Bordeaux.
Elle divisait les marchandises en trois classes.
«La première renferme des objets d'alimentation et des matières premières, vierges de tout travail humain. En principe, une sage économie exigerait que cette classe ne fût pas imposée.» – Ici point de travail, point de protection.
«La seconde est composée d'objets qui ont reçu une préparation. Cette préparation permet qu'on la charge de quelques droits.» – Ici la protection commence parce que, selon les pétitionnaires, commence le travail national.
«La troisième comprend des objets perfectionnés, qui ne peuvent nullement servir au travail national; nous la considérons comme la plus imposable.» – Ici, le travail, et la protection avec lui, arrivent à leur maximum.
On le voit, les pétitionnaires professaient que le travail étranger nuit au travail national, c'est l'erreur du régime prohibitif.
Ils demandaient que le marché français fût réservé au travail français; c'est le but du