n'eût rien de bien aimable, quoique notre déjeuner, presque sans eau, ressemblât beaucoup trop à celui de la veille, j'arrivai, sans fatigue et l'âme à peu près satisfaite, au col des Seba'Rous, qui donne entrée dans la vallée de Guelt-Esthel.
Ici, le pays change entièrement d'aspect, au point qu'on croirait s'être trompé de route et rebrousser chemin vers le nord. Les montagnes pierreuses et de la plus vilaine forme, composées de cailloux plutôt que de rochers, sont couronnées de pins. La vallée, pareillement couverte de pins et d'assez beaux chênes, a surtout le grand tort de n'être point à sa place en plein territoire des Ouled-Nayl, et sur le chemin du désert.
Nous trouvons ici non seulement des vivants, mais un petit poste de tirailleurs français occupés à bâtir un caravansérail.
Pendant trois longs jours passés, soit en marche, soit au bivouac, dans cette première plaine, avant-goût des solitudes du Sud, nous avions, en fait de créatures humaines, rencontré, le premier jour, un douar nomade; le deuxième, un jeune enfant gardant dans l'alfa un troupeau de petits chameaux maigres, et nos trois voyageurs de la source; le troisième, rien. En entrant dans la gorge, j'avais trouvé un soldat du génie monté sur un arbre et coupant du bois. J'éprouvai quelque plaisir en entendant sortir du milieu des branches une voix française qui me disait bonjour. Je lui demandai de m'indiquer la source; il me répondit que je la trouverais à une demi-lieue plus avant dans la gorge, à l'endroit où je verrais deux gros figuiers, trois tentes avec des gourbis de paille, et des maçons en train de bâtir. C'était exact, et voilà tout ce que j'ai pu noter de Guelt-Esthel. Je dois ajouter que c'est, malgré sa richesse en bois de chauffage, un pays stérile, boisé d'arbres aussi tristes que des pierres, qu'il y neige abondamment l'hiver, et que l'été on y brûle. J'aurais tort d'oublier pourtant l'hospitalité bien cordiale que nous avons reçue de M. F. de P… jeune officier du génie, emprisonné là avec son petit poste de travailleurs, et qui se console de sa dure mission en pensant qu'après cent cinquante ou deux cents veillées passées à Guelt-Esthel, la solitude n'aura plus de secrets à lui apprendre, ni d'ennuis au-dessus de sa patience.
On retrouve la plaine en quittant Guelt-Esthel, et de même qu'en sortant de Boghari, on a devant soi, pour l'horizon, une nouvelle ligne de petites montagnes, courant pareillement de l'est à l'ouest et perdues dans le bleu. Supprime, ce qui ne nuirait pas à l'intérêt du voyage, ce bourrelet montagneux de Guelt-Esthel, et tu n'auras plus, de Boghar au Rocher de sel, qu'une seule et même étendue de trente-quatre ou trente-cinq lieues. Cette étendue, parfaitement plate, conserve toujours, malgré les changements du sol, une couleur générale assez douteuse; les plans les plus rapprochés de l'œil sont jaunâtres, les parties fuyantes se fondent dans des gris violets; une dernière ligne cendrée, mais si mince qu'il faudrait l'exprimer d'un seul trait, détermine la profondeur réelle du paysage et quelquefois mesure d'énormes distances. Le terrain, très variable au contraire, est alternativement coupé de marécages, sablonneux comme aux approches du Rocher de Sel, ou bien couvert de graminées touffues (alfa), d'absinthes (chih), de pourpiers de mer (k'taf), de romarins odorants, etc…; tantôt enfin, mais plus rarement, clairsemé d'arbustes épineux et de quelques pistachiers sauvages.
Le pistachier (betoum), térébinthe ou lentisque de la grande espèce, est un arbre providentiel dans ces pays sans ombre. Il est branchu, touffu, ses rameaux s'étendent au lieu de s'élever et forment un véritable parasol, quelquefois de cinquante ou soixante pieds de diamètre. Il produit de petites baies réunies en grappes rouges, légèrement acides, fraîches à manger, et qui, faute de mieux, trompent la soif. Chaque fois que notre convoi passe auprès d'un de ces beaux arbres au feuillage sombre et lustré, il se rassemble autour du tronc; ceux des chameliers qui sont montés se dressent à genoux pour atteindre à hauteur des branches, arrachent des poignées de fruits et les jettent à leurs compagnons qui vont à pied; pendant ce temps, les chameaux, le cou tendu, font de leur côté provision de fruits et de feuilles. L'arbre reçoit sur sa tête ronde les rayons blancs de midi; par-dessous, tout paraît noir; des éclairs de bleu traversent en tous sens le réseau des branches; la plaine ardente flamboie autour du groupe obscur, et l'on voit le désert grisâtre se dégrader sous le ventre roux des dromadaires. On souffle un moment, puis un coup de sifflet plus aigu du back'amar (conducteur du convoi) disperse les bêtes, et le convoi reprend sa marche au grand soleil.
L'alfa est une plante utile: il sert de nourriture aux chevaux; on en fait en Orient des ouvrages de sparterie, et, dans le Sahara, des nattes, des chapeaux, des gamelles, des pots à contenir le lait et l'eau, de larges plats pour servir les fruits, etc. Sur pied, il sert de retraite au gibier: lièvres, lapins, gangas. Mais l'alfa est pour un voyageur la plus ennuyeuse végétation que je connaisse; et, malheureusement, quand il s'empare de la plaine, c'est alors pour des lieues et des lieues. Imagine-toi toujours la même touffe poussant au hasard sur un terrain tout bosselé, avec l'aspect et la couleur d'un petit jonc, s'agitant, ondoyant comme une chevelure au moindre souffle, si bien qu'il y a presque toujours du vent dans l'alfa. De loin, on dirait une immense moisson qui ne veut pas mûrir et qui se flétrit sans se dorer. De près, c'est un dédale, ce sont des méandres sans fin où l'on ne va qu'en zigzag, et où l'on butte à chaque pas. Ajoute à cette fatigue de marcher en trébuchant la fatigue aussi grande d'avoir un jour entier devant les yeux ce steppe décourageant, vert comme un marais, sans point d'orientation, et qu'on est obligé de jalonner de gros tas de pierres pour indiquer les routes. Il n'y a jamais d'eau dans l'alfa; le sol est grisâtre, sablonneux, rebelle à toute autre végétation.
Je préfère, quant à moi, les terrains pierreux, secs, durs et mêlés de salpêtre, où croissent les romarins et les absinthes; on y marche à l'aise; la couleur en est belle, l'aspect franchement stérile; et c'est là surtout qu'on voit grouiller sous ses pieds, ramper, fuir et se tortiller tout un petit peuple d'animaux amis du soleil et des longues siestes sur le sable chaud. Les lézards gris sont innombrables. Ils ressemblent à nos plus petits lézards de muraille, avec une agilité que paraît avoir doublée le contentement de vivre sous un pareil soleil. On en rencontre, mais rarement, qui sont fort gros. Ceux-ci ont la peau lustrée, le ventre jaune, le dos tacheté, la tête fine et longue comme celle des couleuvres. Quelquefois, une vipère étendue et semblable de loin à une baguette de bois tordu, ou bien roulée sur une souche d'absinthe, se soulève à votre approche, et, sans vous perdre de vue, rentre avec assurance dans son trou. Des rats, gros comme de petits lapins, aussi agiles que les lézards, ne font que se montrer et disparaître à l'entrée du premier trou qui se présente, comme s'ils ne se donnaient pas le temps de choisir leur asile, ou bien comme s'ils étaient à peu près partout chez eux. Je n'ai encore aperçu d'eux que ce qu'ils me laissent voir en fuyant; et cela forme une petite tache blanche sur un pelage gris.
Mais, au milieu de ce peuple muet, difforme ou venimeux, sur ce terrain pâle et parmi l'absinthe toujours grise et le k'taf salé, volent et chantent des alouettes, et des alouettes de France. Même taille, même plumage et même chant sonore; c'est l'espèce huppée qui ne se réunit pas en troupes, mais qui vit par couples solitaires; tristes promeneuses qu'on voit dans nos champs en friche et, plus souvent, sur le bord des grands chemins, en compagnie des casseurs de pierres et des petits bergers. Elles chantent à une époque où se taisent presque tous les oiseaux, et aux heures les plus paisibles de la journée, le soir, un peu avant le coucher du soleil. Les rouges-gorges, autres chanteurs d'automne, leur répondent du haut des amandiers sans feuilles; et ces deux voix expriment avec une étrange douceur toutes les tristesses d'octobre. L'une est plus mélodique et ressemble à une petite chanson mêlée de larmes; l'autre est une phrase en quatre notes, profondes et passionnées. Doux oiseaux qui me font revoir tout ce que j'aime de mon pays, que font-ils, je te le demande, dans le Sahara? Et pour qui donc chantent-ils dans le voisinage des autruches et dans la morne compagnie des antilopes, des bubales, des scorpions et des vipères à cornes? Qui sait? sans eux il n'y aurait plus d'oiseaux peut-être pour saluer les soleils qui se lèvent. —Allah! akbar! Dieu est grand et le plus grand!
A l'heure matinale où me venaient ces souvenirs et bien d'autres, – souvenirs d'un pays que je reverrai, s'il plaît à Dieu, – nous étions près d'atteindre la moitié de la plaine, et nous avions en vue un petit douar et d'immenses troupeaux appartenant aux Ouled-d'Hya, fraction des Ouled-Nayl. C'était