on ne peut plus mécontent de part et d'autre.
Nous montons à cheval dans une heure pour aller coucher aux Ouled-Moktar. A quatre lieues d'ici, plein sud, nous trouverons les plaines et nous mettrons le pied dans le Sahara.
Comme je l'ai dit, on laisse ici les mulets, et nous prenons un convoi de vingt-cinq chameaux, qui nous attendent depuis hier, patiemment couchés près de nos tentes.
Je commence, au milieu du grand nombre de gens qui encombraient le bivouac, à distinguer ceux qui font le voyage avec nous. Les chameliers attachent leurs sandales; les cavaliers chaussent leurs doubles bottes rouges armées d'éperons. Ce sont tous gens du sud, Ouled-Moktar, Ouled-Nayl, l'Aghouâti, etc. Les burnouss bruns appartiennent au Makhzen de El-Aghouat, sombres cavaliers, coiffés de haïks sales, maigres comme leurs chevaux, nourris comme eux de je ne sais quelle rare pitance; comme eux, couchant je ne sais où, et qui font, avec ces infatigables bêtes, des courses au delà de toute croyance.
On charge nos chameaux. Ce sont de grands animaux bien taillés, moins vastes, mais plus déliés que les chameaux du Tell, meilleurs pour la course et aussi bons pour le bât. Ils ont l'œil ardent et les jambes d'une grande finesse. Ils beuglent horriblement quand on leur met la charge sur le dos; et je viens d'apprendre de notre bach'amar ce qu'ils disent en se plaignant de la sorte.
Ils disent à celui qui les sangle: «Mets-moi des coussins pour que je ne me blesse pas.»
Nous sommes arrivés hier à D'jelfa, après cinq journées de marche presque toujours en plaine, par un beau temps, nuageux encore, mais assez chaud pour me convaincre que nous sommes depuis cinq jours dans le Sahara.
Géographiquement, le Sahara commence à Boghar; c'est-à-dire que là finit la région montagneuse des terres cultivables, j'aimerais à dire cultivées, qu'on appelle le Tell. Tu sais qu'on n'est pas d'accord sur l'étymologie des mots Tell et Sahara. M. le général Daumas, dans un livre précieux, même après huit ans de découvertes, le Sahara algérien, propose une étymologie qui me plaît à cause de son origine arabe, et dont je me contente. D'après les T'olba, Sahara viendrait de Sehaur, moment difficile à saisir, qui précède le point du jour et pendant lequel on peut, en temps de jeûne, encore manger, boire et fumer; Tell viendrait de Tali, qui veut dire dernier. Le Sahara serait donc le pays vaste et plat où le Sehaur est plus facilement appréciable, et, par analogie, le Tell serait le pays montueux, en arrière du Sahara, où le Sehaur n'apparaît qu'en dernier.
Quoi qu'il en soit, il est certain que Sahara ne veut point dire Désert. C'est le nom général d'un grand pays composé de plaines, inhabité sur certains points, mais très peuplé sur d'autres, et qui prend les noms de Fiafi, Kifar, ou Falat, suivant qu'il est habité, temporairement habitable, comme après les pluies d'hiver, ou inhabité et inhabitable. Or, il y a fort loin de Boghar au Falat, c'est-à-dire à la mer de sable, qui ne commence guère qu'au delà du Touat, à quarante journées de marche environ d'Alger. Ainsi, quoique j'aie à te parler aujourd'hui de lieux très solitaires, tu sauras qu'il ne s'agit en aucune façon du Falat ou Grand Désert.
Encore une explication nécessaire, et j'en aurai fini avec la géographie. Le Sahara renferme deux populations distinctes, l'une autochtone, sédentaire, avec des centres fixes dans des villes ou villages (k'sour), aux endroits où l'eau constante a permis de s'établir; l'autre, c'est la race des Arabes conquérants, nomade et vivant sous la tente. Les premiers sont cultivateurs, les seconds sont bergers. Une association conçue dans l'intérêt commun unit ces deux peuples; ce qui n'empêche pas l'Arabe de mépriser absolument son utile voisin, ce voisin de lui rendre son mépris. Ils se partagent les oasis dont ils sont ensemble propriétaires. L'habitant du k'sour cultive, à titre de fermier, le jardin du nomade; de son côté, le nomade se charge des troupeaux communs, les mène aux pâturages d'hiver; et, l'été, c'est lui qui va chercher, sur les marchés du Tell, les grains dont l'un et l'autre ont un besoin égal. En sorte qu'échelonnées ainsi sur deux ou trois cents lieues de pays, celles-là dans l'oasis, celles-ci dans les plaines intermédiaires que les pluies ont rendues habitables, d'immenses populations couvrent en réalité cette vaste étendue du Sahara, qu'on aurait grand tort, comme tu le vois, d'appeler désert, mais où l'on avait cependant supposé toute espèce d'êtres chimériques, excepté l'homme, le plus réel et le plus nombreux de tous.
Cela dit, je reprends ces notes de route au bivouac de Boghari, au moment où je t'ai quitté pour monter à cheval.
C'est à midi seulement qu'on se mit en marche, car Boghari est un lieu d'amorces, d'où les voyageurs arabes ne s'éloignent pas volontiers; du moins j'ai cru le comprendre à la lenteur inaccoutumée des préparatifs de départ. Pourtant, au signal donné par le bach-amar (chef du convoi), le troupeau mugissant des chameaux de charge se leva confusément et enfin s'ébranla; nous prîmes au galop la tête du convoi, et, quelques minutes après, le petit village redevenu solitaire disparut derrière la première colline, silencieux comme à notre arrivée, sérieux malgré le vif éclat de ses murs crépis, et plus taciturne encore qu'au jour levant, sous le blanc linceul de midi. Presque aussitôt nous entrions dans la vallée du Chéliff.
Cette vallée ou plutôt cette plaine inégale et caillouteuse, coupée de monticules, et ravinée par le Chéliff, est à coup sûr un des pays les plus surprenants qu'on puisse voir. Je n'en connais pas de plus singulièrement construit, de plus fortement caractérisé, et, même après Boghari, c'est un spectacle à ne jamais oublier.
Imagine un pays tout de terre et de pierres vives, battu par des vents arides et brûlé jusqu'aux entrailles; une terre marneuse, polie comme de la terre à poterie, presque luisante à l'œil tant elle est nue, et qui semble, tant elle est sèche, avoir subi l'action du feu; sans la moindre trace de culture, sans une herbe, sans un chardon; – des collines horizontales qu'on dirait aplaties avec la main ou découpées par une fantaisie étrange en dentelures aiguës, formant crochet, comme des cornes tranchantes ou des fers de faux; au centre, d'étroites vallées, aussi propres, aussi nues qu'une aire à battre le grain; quelquefois, un morne bizarre, encore plus désolé, si c'est possible, avec un bloc informe posé sans adhérence au sommet, comme un aérolithe tombé là sur un amas de silex en fusion; – et tout cela, d'un bout à l'autre, aussi loin que la vue peut s'étendre, ni rouge, ni tout à fait jaune, ni bistré, mais exactement couleur de peau de lion.
Quant au Chéliff, qui, quarante lieues plus avant, dans l'ouest, devient un beau fleuve pacifique et bienfaisant, ici, c'est un ruisseau tortueux, encaissé, dont l'hiver fait un torrent, et que les premières ardeurs de l'été épuisent jusqu'à la dernière goutte. Il s'est creusé dans la marne molle un lit boueux qui ressemble à une tranchée, et, même au moment des plus fortes crues, il traverse sans l'arroser cette vallée misérable et dévorée de soif. Ses bords taillés à pic sont aussi arides que le reste; à peine y voit-on, accrochés à l'intérieur du lit et marquant le niveau des grandes eaux, quelques rares pieds de lauriers-roses, poudreux, fangeux, salis, et qui expirent de chaleur au fond de cette étroite ornière, incendiée par le soleil plongeant du milieu du jour.
D'ailleurs, ni l'été, ni l'hiver, ni le soleil, ni les rosées, ni les pluies qui font verdir le sol sablonneux et salé du désert lui-même ne peuvent rien sur une terre pareille. Toutes les saisons lui sont inutiles; et de chacune d'elles, elle ne reçoit que des châtiments.
Nous mîmes trois heures à traverser ce pays extraordinaire, par une journée sans vent et sous une atmosphère tellement immobile que le mouvement de la marche n'y produisait pas le plus petit souffle d'air. La poussière soulevée par le convoi se roulait sans s'élever sous le ventre de nos chevaux en sueur. Le ciel était, comme paysage, splendide et morne; de vastes nuées couleur de cuivre y flottaient pesamment dans un azur douteux, aussi fixes et presque aussi fauves que le paysage lui-même.
Rien de vivant, ni autour de nous, ni devant nous, ni nulle part; seulement, à de grandes hauteurs, on pouvait, grâce au silence, entendre par moments des bruits d'ailes et des voix d'oiseaux: c'étaient de noires volées de corbeaux qui tournaient en cercle autour des mornes les plus élevés, pareilles à des essaims de moucherons, et d'innombrables bataillons d'oiseaux