pour modèle: il y en eut même de fort savants 144 qui prétendirent corriger le texte à leur manière et ne firent que le gâter et le corrompre. Les censures du concile de Trente, les prohibitions de Paul IV, septième successeur de Léon X, et celles de Pie IV, successeur de Paul, y portèrent un autre coup. Il y eut à cette époque, entre les éditions, une lacune de quatorze ou quinze ans. Enfin, Cosme Ier., grand duc de Toscane, demanda au pape Pie V que l'interdit fût levé et qu'on rendit au public la faculté de se procurer ce livre si utile pour l'étude de la langue, et le modèle le plus parfait de l'élquence italienne. Le pape écouta ces représentations, et sans vouloir céder sur les points qui lui paraissaient dangereux, il consentit à des arrangements.
Il s'ouvrit alors une négociation sérieuse et des opérations en règle. Il s'agissait d'un recueil de contes, et l'on eût dit que la cour de Rome et celle de Florence discutaient les intérêts les plus graves. Le grand-duc nomma une commission composée de quatres membres de l'académie de Florence, qu'il chargea de faire au Décaméron les corrections qui seraient indiquées. On choisit un bel exemplaire de l'édition d'Alde Manuce que l'on envoya à Rome. Le maître du sacré palais et un dominicain, évêque de Reggio et confesseur du pape, marquèrent sur cet exemplaire, en présence de Sa Sainteté, tous les endroits qu'ils jugèrent dignes de censure; il y en eut, et en grand nombre, dont la discussion, ou même la simple lecture, dut être plaisante, entre ces trois personnages. Le Décaméron, mutilé par leurs censures, fut renvoyé à Florence, en 1571. Les quatre commissaires, ou députés, passèrent deux ans à défendre, autant qu'ils purent, les passages censurés et supprimés. Pie V mourut; la négociation se suivit avec Grégoire XIII, son successeur; après une correspondance très-vive et très-animée, le texte fixé par les députés florentins, fut approuvé à Rome par les réviseurs. On garde dans la bibliothèque Laurentienne cette correspondance curieuse des commissaires avec Rome, le grand-duc et le prince de Toscane. Le livre fut enfin imprimé à Florence, sept ans après 145; c'est l'édition dite des Députés. Elle est plus conforme que toutes les précédentes au texte original, dans ce que les censeurs ont respecté; mais les retranchements qu'ils avaient faits excitèrent bien des mécontentements et des murmures. On s'en plaignit à Florence en prose et en vers, tandis qu'à Rome on jetait feu et flamme contre les endroits irrespectueux pour l'église et contraires aux mœurs qu'on y avait laissé subsister encore. On demandait à grands cris une seconde correction, et dans l'index publié par le très-scrupuleux pontife Sixte V, il fut expressément porté que le Décaméron serait corrigé de nouveau: ce qui fut exécuté en 1582 146, et ne satisfit pas davantage. Depuis ce temps, on a pris le parti fort sage de ne s'en plus occuper. Les éditions nombreuses qui se sont faites en Hollande, en Angleterre et en France, et les éditions complètes qui avaient, en Italie, précédé les corrections, et celles qui ont été faites depuis, conformément à ces premières, rendent inutiles celles où ces corrections ont été suivies. Vouloir faire du Décaméron un livre entièrement orthodoxe, un livre dont on puisse dire:
La mère en prescrira la lecture à sa fille,
est une entreprise folle, et l'on a bien fait d'y renoncer.
Tel qu'il est, c'est un des monuments les plus précieux qui existent de l'art de conter et de l'art d'écrire. «Cet ouvrage, dit expressément M. Denina, quoique moins grave que la comédie du Dante, et moins poli que les poésies de Pétrarque, a fait cependant beaucoup plus pour fixer la langue italienne. Les écrivains du seizième siècle n'en parlent qu'avec un enthousiasme presque religieux. Mais en mettant à part ce qu'il y a peut-être d'exagéré dans leurs éloges, on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'outre l'artifice dans la conduite et dans la composition générale, qui est merveilleux, et qui n'a été égalé par aucun autre auteur de Contes ou de Nouvelles, soit italien, soit étranger, on y voit encore fidèlement représentés, comme dans une immense galerie, les mœurs et les usages de son temps, non-seulement dans les caractères et les personnages de pure invention, mais encore dans un grand nombre de traits d'histoire qui y sont touchés de main de maître 147.»
Après ce jugement d'un esprit sage et aussi instruit des lois du goût que de celles de la décence, on ne doit pas cesser de regretter que Boccace ait gâté un si délicieux ouvrage par des détails qui défendent de le laisser entre les mains de la jeunesse; mais à l'âge où il est permis de tout lire, on peut faire du Décaméron une de ses lectures favorites, une étude utile pour la langue, pour la connaissance des mœurs d'un siècle, et des hommes de tous les siècles: on peut, à l'exemple du sage Molière, y apprendre à représenter au naturel les vices, les ridicules et les travers: on en peut tirer des sujets de tragédies touchantes, de comédies gaies, de satires piquantes, d'histoires agréables et utiles, de discours éloquents et persuasifs: on peut enfin, en passant quelques endroits qui n'offrent plus aucun aurait à ceux pour qui ils n'ont plus aucun danger, jouir d'une production variée, amusante, attachante même, entremêlée de descriptions, de narrations, de dialogues; pleine de verve, d'imagination d'originalité, de naturel, et d'une élégance de style qui, si l'on en excepte un petit nombre d'expressions et de tours que le temps a fait vieillir, est à l'abri de toutes les critiques, comme au-dessus de tous les éloges.
CHAPITRE XVII
État général des lettres en Italie pendant la dernière moitié du quatorzième siècle. Universités; suite des études publiques; études particulières; histoire, poésies latines et italiennes; Nouvelles dans le genre du Décaméron; grands poëmes à l'imitation de celui du Dante; dernières observations sur le quatorzième siècle.
Tandis que Pétrarque et Boccace donnaient une impulsion si forte et si générale aux esprits, qu'ils les ramenaient à l'étude et à l'imitation des anciens, et qu'ils fixaient, l'un en vers, l'autre en prose, la langue de leur patrie, d'autres études, auxquelles ils se tinrent presque entièrement étrangers, continuaient de fleurir, et d'autres écrivains, dans les parties de la littérature qu'ils cultivaient eux-mêmes, se montraient, non leurs égaux, mais leurs émules ou leurs disciples. La dialectique de l'école continuait de s'égarer et de se perdre en subtilités inintelligibles sur les pas des interprètes d'Aristote; et malgré le livre de Pétrarque, où il avait attaqué l'ignorance des autres, en feignant d'avouer la sienne 148, l'Arabe Averroës avait toujours une multitude de sectateurs qui croyaient l'entendre. La méthode des scholastiques continuait de régner dans la théologie de l'école et d'en épaissir les ténèbres. Les Thomistes et les Scotistes se disputaient l'avantage des arguments les plus entortillés, les plus creux et les plus obscurs. Loin que les étudiants en fussent découragés, ou que le nombre des maîtres diminuât, le zèle des uns et la quantité des autres semblaient aller toujours croissant.
Pétrarque s'en plaignait dans ses ouvrages et dans ses lettres. «Autrefois, écrivait-il, il y avait des professeurs de cette science; aujourd'hui, je le dis avec indignation, des dialecticiens profanes et bavards déshonorent ce nom sacré. S'il n'en était pas ainsi, nous n'aurions pas vu pulluler si subitement cette foule de maîtres inutiles 149.» Mais il avait beau dire; cette foule de maîtres ne cessait point d'attirer la foule des disciples, parce que là étaient les promesses de la fortune, les appâts de l'ambition et le chemin des grandeurs. Ce torrent se débordait hors de l'Italie dans les universités des nations voisines. Celle de Paris tira plusieurs de ses professeurs des universités ultramontaines. Du Boulay, dans l'histoire de cette célèbre école, en nomme un assez grand nombre 150. Les auteurs italiens lui reprochent d'en avoir oublié plusieurs 151; mais ceux dont il parle et ceux qu'il oublie, ceux qui restèrent en Italie et ceux qui en sortirent, sont tous maintenant, eux et leurs œuvres, aussi profondément inconnus les uns que les autres; et la raison humaine n'eût pas beaucoup perdu à ce qu'ils le fussent toujours.
Le siége et la puissance dont émanaient les fortunes et les grâces qu'on ambitionnait en se livrant avec