qui s'arrêta devant l'hôtel d'Orbesson.
Le colonel rentrait. – Un moment après, la voiture qui l'avait amené ressortit au pas.
M. Godet la suivit; il tenta d'engager la conversation avec le cocher et le chasseur; il n'en put tirer un seul mot, soit que ces gens n'entendissent pas le français, soit qu'ils ne voulussent pas répondre au questionneur.
M. Godet et ses amis conclurent de ce silence obstiné, que le colonel était servi par des muets, ce qui augmenta infiniment la terreur qu'il inspirait.
Cette voiture lui appartenait-elle? Il fut impossible de résoudre cette question.
Le lendemain, le surlendemain, les jours suivants, les habitués du café attendirent en vain le carrosse; il ne reparut plus.
Rien ne semblait changé dans les habitudes solitaires de Robin des Bois. La curiosité des frères Godet était encore plus violemment excitée depuis qu'ils savaient que le colonel était jeune, beau, et sans doute dans une position sociale élevée.
Ou ne lui prodigua plus les épithètes de vagabond et d'aventurier, on se contenta de l'appeler Robin des Bois, ce surnom paraissant décidément très en rapport avec sa mystérieuse existence.
Une nouvelle fantaisie vint tourmenter les deux frères Godet: il s'agissait de découvrir si le colonel, qu'on n'avait jamais vu passer dans la rue, sortait de chez lui par la porte de la ruelle.
Deux polissons, placés en vedette à chaque bout du passage sous le prétexte apparent de jouer aux billes, furent secrètement chargés de remarquer si quelqu'un paraissait à la petite porte.
Durant trois jours les enfants restèrent fidèlement à leur poste, ils n'aperçurent personne.
Les frères Godet, entraînés par le démon de la curiosité, qui devait les pousser à bien d'autres entreprises téméraires, eurent la patience de s'embusquer à leur tour pendant deux journées entières à l'entrée du la ruelle pour contrôler le rapport des enfants; Ils ne virent non plus ni sortir, ni entrer personne.
La neige avait été remplacée par une forte gelée, on ne pouvait donc reconnaître aucune trace de pas dans la ruelle.
Les habitués du café Lebœuf conclurent victorieusement que si Robin des Bois ne sortait pas le jour, il devait sortir la nuit.
Afin de s'en assurer, M. Godet l'aîné eut recours à un stratagème que le dernier des Mohicans eût certainement employé pour surprendre l'empreinte des mocassins d'un guerrier tewton.
Un soir, par une nuit obscure, les deux frères étendirent devant la petite porte du jardin, et dans la largeur de la ruelle, une épaisse couche de cendre également battue, et se retirèrent enchantés de leur invention.
On ne saurait dire avec quelle inquiétude, avec quelle angoisse, le lendemain matin, au point du jour, ils coururent à la ruelle… Plus de doute… Robin des Bois sortait la nuit! Ses pas imprimés sur la cendre l'avaient trahi!
Certains de ce fait, les deux frères n'eurent plus qu'à renouveler leur expérimentation pour savoir si les promenades du colonel étaient quotidiennes, fréquentes ou rares.
Ils acquirent bientôt ainsi la conviction que le colonel sortait chaque soir, que les nuits fussent belles ou pluvieuses.
Où allait-il ainsi?
Les gens les moins curieux le seraient devenus sur ces indices.
Les habitués du café Lebœuf se réunirent en conseil extraordinaire; il fut résolu que les frères Godet, toujours intrépides, attendraient la première nuit obscure pour s'embusquer aux deux bouts de la ruelle.
Ainsi traqué, le colonel devait nécessairement passer devant l'un ou l'autre des deux curieux, qui se mettraient alors à sa piste avec les plus grandes précautions, de peur d'être surpris; Robin des Bois, à en juger par la manière dont il accueillait les escalades, ne devant pas être très jaloux d'initier les étrangers aux habitudes de sa vie mystérieuse.
CHAPITRE II.
LA LETTRE
Le lendemain de l'expédition projetée par les deux frères, madame Lebœuf, dans son impatience, s'était levée plus tôt que de coutume; elle se promenait de son comptoir à la porte et de la porte à son comptoir avec une inquiétude inexprimable.
Les frères Godet avaient-ils réussi dans leur entreprise? avaient-ils couru quelques dangers?
A mesure que les habitués arrivaient, la curiosité générale augmentait.
L'un des oisifs, après avoir réfléchi toute la nuit et résumé les antécédents connus du colonel, avait d'abord déclaré qu'il ne pouvait être qu'un espion du haut parage.
Cette idée lumineuse fut victorieusement réfutée par un auditeur, qui fit observer que, selon toutes les apparences, Robin des Bois ne sortant jamais que la nuit, il lui devenait difficile de faire cet honnête métier.
L'opiniâtre bourgeois répondit à cette objection que le colonel n'agissait ainsi que pour écarter tout soupçon, ce qui rendait son espionnage plus dangereux encore.
Malgré l'intérêt de cette discussion, loin d'oublier les deux frères, on s'étonnait de leur longue absence; il était midi, ni l'un ni l'autre n'avaient encore paru.
Madame Lebœuf se rappela l'histoire du coup de fusil; redoutant quelque dénoûment tragique, elle allait envoyer son garçon de café savoir des nouvelles de MM. Godet, lorsqu'ils parurent.
Ils furent accueillis par un cri général de curiosité: – Hé bien? hé bien?
– Hé bien! nous en avons appris de belles, – répondit M. Godet aîné d'un air sinistre. Alors seulement on s'aperçut que les deux frères étaient pâles comme des spectres. Fallait-il attribuer cette pâleur aux fatigues de la nuit précédente ou aux ressentiments de quelque grand danger? La narration de Godet l'aîné va nous l'apprendre.
Les habitués du café se formèrent en cercle autour de lui; il commença:
– Je n'ai pas besoin de vous dire, messieurs, qu'ayant courageusement voué ma vie à la découverte du ténébreux mystère qui, j'ose l'affirmer, importe à tous les honnêtes gens, il…
Alors, ne dites pas, – fit observer sagement un auditeur.
– Comment? – répondit M. Godet.
– Sans doute, – répondit l'habitué, – vous vous écriez: Je n'ai pas besoin de vous dire!.. et puis vous dites tout de même… Alors…
– C'est bon, mais c'est bon, – cria-t-on tout d'une voix. – Vous ne dites que des sottises, monsieur Dumont; continuez donc, monsieur Godet, continuez, nous vous écoutons de toutes nos forces.
– Hier, donc, – reprit M. Godet, – à la nuit tombante, moi et Dieudonné, nous nous embusquâmes aux deux issues de la ruelle, bien décidés à pénétrer ce susdit ténébreux mystère. L'horloge de la paroisse sonna sept heures… rien; huit heures… rien; neuf heures… rien; dix heures… rien; onze heures… rien.
– Quel dévouement! attendre si longtemps par le froid! – s'écria l'auditoire.
– Comme vous auriez eu besoin d'un bon bol de vin chaud! – soupira madame Lebœuf.
– Je ne m'étonnai pas! – reprit M. Godet d'un ton doctoral. – Non, eh bien, moi, messieurs, je ne m'étonnai pas de ce retard; je m'y attendais. Je m'étais dit: Godet, si quelque chose doit se passer, je dois te prévenir que cela se passera à minuit; c'est ordinairement l'heure criminelle de certaines entreprises… que… Mais n'anticipons pas. Minuit venait donc à peine de sonner, lorsque j'entends distinctement cric, crac, et on ouvre la serrure de la petite porte.
– Ah! enfin!.. – dit l'auditoire.
– Comme le cœur a dû vous battre, monsieur Godet!.. – reprit la limonadière. – Je me serais trouvée mal, moi.
– La nature m'ayant donné la faculté