n'y eut qu'un cri: – Ça sent le musc!
– C'est une lettre de femme! – s'écria M. Godet d'un air inspiré, – et d'une femme qui porte des odeurs.
– Pouah! – fit la veuve Lebœuf avec une moue suprêmement dédaigneuse.
– Et qui, par là-dessus, n'affranchit pas une lettre de cette conséquence! une lettre d'un franc de port! – dit un autre habitué.
– C'est-à-dire que ça ne peut être qu'une pas grand'chose, qu'un rien du tout, – reprit madame Lebœuf en haussant les épaules. – Une créature qui porte des odeurs, et qui n'a pas seulement de quoi affranchir ses lettres!
– Attendez donc, attendez donc, – dit M. Godet en réfléchissant; – cette petite écriture fine et couchée… le numéro avant la rue.. oui! oui!.. plus de doute, cette lettre est d'une Anglaise!
Que pouvait avoir de commun une femme qui portait des odeurs, une Anglaise, avec un beau colonel étranger, qui ne sortait jamais le jour, et qui allait dans les cimetières pendant la nuit?
Tel fut le résumé des questions que se posèrent les habitués.
Penchés autour de l'enveloppe, leurs yeux flamboyaient de convoitise.
Certes, on peut affirmer, sans trop méjuger de l'espèce humaine, que, s'il avait dépendu des curieux du café Lebœuf de pouvoir immédiatement noyer d'un seul vœu le malheureux facteur pour posséder cette précieuse lettre, le messager à collet rouge eût couru de grands dangers.
La veuve n'y tint pas, elle eut l'audace de soulever un coin de l'enveloppe afin de tâcher d'apercevoir quelque chose de son contenu.
Le facteur s'élança sur sa lettre en s'écriant qu'il y allait de sa place et de la prison pour un tel abus de confiance.
La veuve, emportée hors de toute limite par le démon de la curiosité, tint bon; l'enveloppe allait se déchirer dans cette lutte, lorsqu'un des habitués s'écria: – Messieurs! messieurs! en voici bien d'une autre! une femme! une femme qui a l'air de chercher le numéro de la tanière du Vampire!..
Ces mots eurent un effet magique.
La veuve abandonna la lettre déjà froissée, et colla son gros visage à ses carreaux marbrés par la gelée. Le facteur sortit en toute hâte, très-satisfait d'avoir échappé à ce guet-apens.
Madame Lebœuf gratta légèrement avec son ongle la vapeur glacée qui s'était formée à l'une des vitres, se ménagea une percée de vue et regarda attentivement dans la rue.
– Messieurs, ne nous montrons pas, – dit M. Godet, – nous effaroucherions cette femme; imitons cette chère madame Lebœuf, mettons-nous chacun à notre trou, et motus.
Une fois aux aguets, les curieux furent amplement dédommagés de leur longue attente de trois mois; les événements semblaient ce jour-là s'accumuler.
Le facteur frappa, remit sa lettre au domestique du colonel, qui examina l'enveloppe d'un air soupçonneux, et parut irrité.
A peine le facteur avait-il disparu, que la femme déjà signalée par les oisifs s'approcha de la grande porte de l'hôtel; n'y trouvant pas de marteau, elle se dirigea vers la petite porte du pavillon de gauche.
Cette femme, assez âgée, semblait émue, agitée; elle portait un chapeau noir et un manteau brun, sous lequel elle semblait cacher quelque chose.
Après avoir sonné à la petite porte, au lieu d'attendre qu'on vînt lui ouvrir, elle marcha de long en large, sans doute afin d'être moins remarquée.
Le domestique du colonel parut, la femme âgée lui dit quelques mots à la hâte, lui donna un petit coffret d'écaille, incrusté d'or, et disparut après avoir fait un signe d'intelligence à une personne que les oisifs du café Lebœuf ne pouvaient encore apercevoir.
Le domestique regarda un moment le coffret d'un air surpris, et referma sa porte.
M. Godet, la veuve et leurs complices en espionnage ne respiraient pas derrière leurs carreaux; ils attendaient avec une indicible impatience la femme invisible.
Elle leur apparut enfin.
C'était une jeune femme âgée de vingt-cinq ans environ. Sa mise était fort simple: un petit chapeau de velours noir, une redingote de gros de Naples carmélite très-foncé, et un grand châle de cachemire noir qui tombait jusqu'aux volants de sa robe; elle cachait ses mains dans un manchon de martre qui laissait apercevoir le coin d'un mouchoir richement garni de valenciennes. Enfin, les plus jolis petits pieds du monde semblaient frissonner de froid dans leurs bottines de satin noir.
Ce qui frappait d'abord dans la figure de cette jeune femme, d'une beauté remarquable, c'était le contraste de ses cheveux, du plus beau blond cendré, avec ses grands yeux noirs et ses sourcils de même couleur, hardiment accusés.
De longues et épaisses boucles de cheveux, pressés par la passe de son chapeau, cachaient à demi ses joues; malgré le froid qui aurait dû aviver son teint, cette jeune femme était très-pâle: ses traits paraissaient bouleversés par la frayeur.
Deux fois elle leva au ciel ses yeux humides de larmes; et lorsqu'elle rejoignit la personne qui l'attendait, ses lèvres, contractées par un douloureux sourire, laissèrent voir des dents du plus bel émail.
En passant devant madame Lebœuf elle hâta le pas.
M. Godet n'y tint plus, il entr'ouvrit la porte, et vit les deux femmes regagner un petit fiacre bleu à stores rouges qu'elles avaient laissé au coin de la rue Saint-Louis.
Elles montèrent en voiture et partirent en gardant les stores baissés.
– J'espère… j'espère que voilà du nouveau! – dit M. Godet en se croisant les bras et en secouant la tête d'un air triomphant.
Et les habitués de récapituler les événements qui s'accumulaient depuis le matin…
– Une lettre qui sent le musc.
– Une vieille femme qui apporte un coffret d'écaille incrusté d'or, d'un air effaré.
– Et enfin une jeune femme qui pleurniche en passant devant la porte du Robin des Bois, du Vampire, – ajouta la veuve Lebœuf.
– Saperlotte! la jolie créature! – dit M. Godet.
– Ça… une belle femme… ça n'a pas plus de prestance que rien du tout, – dit madame Lebœuf en se rengorgeant.
– Je parie que c'est la femme qui porte des odeurs et qui n'affranchit pas ses lettres! s'écria M. Godet après quelques minutes de réflexion.
– L'Anglaise? Mais vous n'avez donc pas vu comme elle était habillée, monsieur Godet? – reprit la veuve en haussant les épaules avec un air de supériorité écrasante. – Ça une Anglaise! mais il n'y a rien de plus facile à reconnaître qu'une Anglaise. Il n'y a qu'à voir la manière dont elle s'habille. C'est bien simple: en toute saison un bibi en paille, un spencer rose, une jupe écossaise, des brodequins vert clair ou jaune citron; avec cela presque toujours les cheveux rouges: témoin les Anglaises pour rire, aux Variétés. C'est une pièce qui ne date pas d'hier, et qui a de l'autorité, puisque ça se joue en public. Encore une fois, depuis que le monde est monde, les Anglaises, les vraies Anglaises n'ont jamais été autrement habillées.
Malheureusement; l'arrivée de deux individus qui entrèrent brusquement dans le café interrompit les observations et les enseignements de madame Lebœuf sur la monographie des Anglaises.
Les habitués contemplèrent avec un redoublement de curiosité ces deux nouveaux personnages, évidemment aussi étrangers au quartier du Marais, que l'était la jeune et charmante femme dont nous avons tout à l'heure esquissé le portrait.
CHAPITRE III.
LES RECHERCHES
Les deux inconnus étaient jeunes et vêtus avec élégance.
Quoiqu'il fît très-froid, ni l'un ni l'autre