Nos instincts sont alors si nobles, si généreux, nos illusions sont si radieuses, que notre caractère, que nos pensées participent de l'élévation habituelle de notre âme.
Je reviens à ce bal. Je vis Ursule danser avec la même grâce touchante et triste. Elle ne semblait pas s'amuser beaucoup; cependant elle ne refusa aucune contredanse, mais elle soupirait et semblait faire un grand sacrifice en les acceptant.
Après avoir été voir le coup d'œil du souper et prendre une tasse de thé, nous quittâmes le bal. M. de Lancry, qui sortait aussi, nous retrouva dans le salon d'attente; il demanda les gens de ma tante et nous apporta nos pelisses.
M. de Versac donna son bras à Ursule, M. de Lancry offrit le sien à mademoiselle de Maran, qui lui dit en riant:
– Voulez-vous bien ne pas me faire de ces offensantes propositions-là, Gontran? Est-ce que je suis de taille à les accepter? Donnez votre bras à ma nièce, j'irai bien toute seule.
Lorsque nous fûmes montés en voiture, ma tante dit à M. de Lancry:
– Ah çà! Gontran, puisque vous voilà de retour, je compte bien vous voir souvent avec votre oncle vous savez que je ne souffre pas qu'on me néglige. A propos, savez-vous qu'elle a un masque d'airain couleur de rose, cette belle duchesse, et qu'il faudrait le feu de l'enfer pour la faire rougir? Mais qu'est-ce que je dis donc là devant ces jeunes filles!.. Allons, bonsoir, Gontran, et prenez bien garde à vous si vous ne me soignez pas.
M. de Lancry assura ma tante de son empressement à lui obéir, et nous rentrâmes à l'hôtel de Maran.
CHAPITRE IX.
LE LENDEMAIN DU BAL
Il en est de certaines impressions comme de certains paysages qui ont besoin d'être vus à quelque distance pour avoir toute leur valeur.
Le lendemain du bal, en rassemblant mes souvenirs, en me rappelant les moindres détails de cette soirée, j'en ressentis, pour ainsi dire, le contre-coup.
Pourtant, pourquoi le cacher? parmi ces souvenirs, un seul dominait tous les autres: c'était celui de M. de Lancry valsant avec madame de Richeville une valse de Weber.
Cet air, assez mélancolique, me revenait sans cesse à la pensée, tandis que je ne me rappelais pas celui de la contredanse que j'avais dansée avec M. de Lancry.
Le résultat de mes impressions fut presque triste. Le monde, malgré son urbanité parfaite, malgré ses dehors exquis et charmants, me semblait déjà une arène où l'on se portait les plus terribles coups, le sourire aux lèvres et des fleurs au front.
Ce qui s'était passé entre mademoiselle de Maran et la duchesse de Richeville ne me le prouvait que trop. Je n'avais entendu que des paroles polies, et leur sens détourné cachait quelque cruel mystère.
J'avais cependant été très-entourée. Il me semblait, sans fausse modestie, qu'on me trouvait belle. J'avais remarqué que mesdemoiselles de B*** et de P*** avaient à peine dansé trois ou quatre contredanses, tandis que moi et Ursule nous avions dû souvent en refuser. Je n'avais pu m'empêcher d'entendre sur mon passage cette espèce de murmure toujours flatteur aux oreilles d'une femme. M. de Lancry, sans comparaison l'homme le plus agréable de cette réunion, avait été très-assidu près de nous, et pourtant le ressentiment de mes impressions était triste et amer!
Néanmoins, je dus à cette nuit de fête une pensée douce, comme une vague espérance: M. de Mortagne allait arriver…
Je me faisais une joie de son retour. Je ressentis confusément le besoin de conseils graves et sûrs; non-seulement j'éprouvais une profonde aversion pour ma tante, mais ses louanges, mais ses avis, mais ses remarques me laissaient dans une inquiétude continuelle.
J'étais comme ces malheureux qui craignent de trouver du poison dans tout ce qu'ils portent à leurs lèvres.
J'aimais Ursule de toutes les forces de mon âme, mais elle était aussi jeune, aussi inexpérimentée que moi; je comptais absolument sur le dévouement de Blondeau, mais cette excellente femme ne pouvait, ne savait que m'aimer aveuglément.
Mon tuteur, M. d'Orbeval, le père d'Ursule, s'était retiré en Touraine, dans une propriété qu'il possédait, je ne le voyais jamais; d'ailleurs, il était complétement dominé par ma tante, ainsi que mes autres parents. Je devais donc regarder l'arrivée de M. de Mortagne comme un événement très-heureux pour moi; il m'avait, d'ailleurs, promis de revenir lorsqu'il pourrait m'être d'une utilité réelle.
Ce qui rendait encore plus vif mon désir de le voir, c'était l'espèce d'effroi que ma tante avait manifesté lorsque madame de Richeville lui avait annoncé son retour.
Au milieu de ces préoccupations de mon esprit, Ursule entra dans ma chambre; nous causâmes du bal; je revins d'autant plus gaiement à parler du léger sentiment de jalousie qu'elle m'avait inspiré avant notre départ pour l'ambassade, que pendant toute la durée du bal j'avais joui du succès de ma cousine.
– Sais-tu bien, ma chère Ursule, – lui dis-je en souriant, – qu'à me voir si rayonnante on a peut-être cru que c'était de moi que je paraissais si contente, tandis qu'au contraire j'étais orgueilleuse de toi? Mais que nous importe, à nous qui connaissons les secrets de notre cœur?
– Comment trouves-tu M. de Lancry? – me demanda tout à coup ma cousine.
– Mais je le trouve charmant, – lui dis-je, un peu surprise de cette question subite. – Oui… charmant, surtout quand il ne danse pas avec cette duchesse de Richeville qui a l'air si impérieux.
Ursule me regarda attentivement, baissa les yeux, garda un moment le silence et reprit:
– Veux-tu, Mathilde, que je te dise ce que je crois…
– Dis donc vite…
– Eh bien! je crois que mademoiselle de Maran et M. de Versac seraient enchantés de te marier avec M. de Lancry.
D'abord, je fis un geste d'étonnement; puis, je me mis à rire aux éclats.
– Que trouves-tu donc de si déraisonnable à cette supposition, Mathilde? M. de Versac n'a-t-il pas présenté M. de Lancry à mademoiselle de Maran? celle-ci n'a-t-elle pas très-instamment engagé M. de Lancry à venir souvent la voir le matin? Or, qui reçoit-elle le matin? cinq ou six personnes très-intimes. Dans quel but aurait-elle fait une exception en faveur du neveu de M. le duc de Versac?
– Veux-tu, Ursule, que je te dise ce que je crois? – repris-je en me servant des termes de ma cousine; – c'est que M. de Versac et mademoiselle de Maran seraient enchantés de te marier avec M. de Lancry.
Ce fut au tour d'Ursule à sourire.
– Quelle folie! – me dit-elle; – un si beau parti pour moi, pauvre fille, humble et sans fortune! est-ce que cela est possible? non, non; tu sais mon désir, ma résolution de ne jamais me marier; je me rends trop de justice pour prétendre à ce que je ne puis espérer, et puis demain il dépendrait de moi d'épouser M. de Lancry, que je ne l'épouserais pas. Cela te surprend?.. Il en est pourtant ainsi; il est trop beau, trop élégant, trop à la mode… Ce n'est pas là le bonheur que je rechercherais; je ne suis pas faite pour une position si brillante; ma vie doit s'écouler dans l'obscurité; je ne dois pas avoir d'autre félicité que la tienne.
– Nous ne serons jamais d'accord sur le rôle que tu prétends devoir jouer… Ma bonne Ursule, tu verras… si j'en crois mon cœur, tu seras heureuse pour ton propre compte… Mais pour parler de M. de Lancry, pourquoi veux-tu donc que les dangereux avantages qu'il possède me plaisent plus qu'à toi?
– Pourquoi? parce qu'en m'épousant, M. de Lancry ferait une sorte de mésalliance; tandis que toi, qui possèdes, comme tu dis, les mêmes dangereux avantages, tu ne peux, tu ne dois être, il me semble, que très-charmée des suites d'un pareil mariage.
– Ursule, tu es folle; M. de Lancry ne pense pas plus à moi que je ne pense à lui; et d'ailleurs, comme toi, j'aimerais un bonheur moins brillant, par cela même beaucoup plus assuré.
– Enfin, tu trouves M. de