madame, votre sourire moqueur m'épouvante! Permettez-moi de m'adresser à mademoiselle Mathilde et à mademoiselle Ursule; elles ne me décourageront pas, elles s'intéresseront, j'en suis sûr, à cette naïve histoire.
Je levai les yeux, et je rencontrai le regard de M. de Lancry; je ne pus m'empêcher de rougir.
– Allons! allons! contez votre conte à ces jeunes filles. – Je ne vous regarderai pas, – dit mademoiselle de Maran; – et si je ris, ce sera à part moi.
– Eh bien! donc, mademoiselle, – me dit M. de Lancry, – M. et madame Duval avaient fait un très-heureux mariage.
– Mais c'est très-bien! – s'écria mademoiselle de Maran; – ça commence tout juste comme une historiette de l'Ami des enfants ou de Berquin. Je vous demande un peu si on dirait que c'est un ancien capitaine des hussards de la garde qui raconte de ces choses-là! Continuez, continuez, voici la belle princesse Ksernika qui entre dans sa loge avec sa suite. Vous aurez fini votre historiette avant que le porte-flacon, le porte-lorgnon, le porte-éventail, le porte-bouquet, le porte-programme, aient rempli leurs fonctions. Voilà une belle princesse qui n'aime guère les contes de Berquin.
– Je sais, madame, – dit M. de Lancry en souriant malignement, – toute la différence qu'il y a entre un conte de Berquin et madame la princesse Ksernika; mais je m'adresse à ces demoiselles; je n'ai pas besoin de leur demander grâce pour la naïve simplicité de cette histoire, et je continue:
– M. et madame Duval étaient complétement heureux et jouissaient d'une honnête fortune. Je ne sais quelle banqueroute ou quel abus de confiance les ruina entièrement. M. Duval avait une vieille mère qu'il idolâtrait et qui était aveugle; elle lui avait abandonné tout ce qu'elle possédait, à condition de vivre avec lui et sa belle-fille, qu'elle aimait tendrement. En apprenant leur ruine, le premier, le plus grand chagrin de M. et madame Duval fut d'avoir à craindre la pauvreté pour leur mère, qui, depuis si longtemps, était habituée à un bien-être presque indispensable à son âge. Ils résolurent donc de lui cacher ce désastre. Son infirmité les aida merveilleusement à réaliser ce projet. Quelques débris de fortune leur permirent de faire face aux dépenses des premiers temps. M. Duval savait parfaitement l'anglais et l'allemand, il fit des traductions; sa femme peignait à ravir, elle fit des dessins d'album et jusqu'à des éventails. A force de travail, de privations et surtout de présence d'esprit et d'adresse, ils parvinrent pendant près de deux ans à tromper ainsi leur mère, qui, ne trouvant aucun changement matériel dans ses habitudes, ne douta pas un instant du malheur qui avait frappé ses enfants, malheur qui lui aurait été doublement funeste, et par le chagrin qu'elle en eût ressenti, et par les privations qu'elle eût voulu s'imposer. Enfin, il y a quelques jours, M. Duval reçut cent mille francs avec une lettre qui lui annonçait que cette somme était une restitution de la part du banqueroutier qui l'avait ruiné. – D'autres personnes attribuent ce don à un bienfaiteur mystérieux.
– Ce qui paraît bien plus probable que le remords d'un maltôtier, – dit ma tante.
– Toujours est-il, mademoiselle, que, grâce à cette somme, ces bons et braves jeunes gens, maintenant habitués au travail, ont presque retrouvé l'aisance qu'ils avaient perdue, et leur vieille mère ne s'est pas aperçue qu'elle avait côtoyé de si près la misère.
– Ça finit comme ça avait commencé, – dit mademoiselle de Maran, – et ça prouve que la bonne conduite est toujours récompensée. C'est pour cela que lorsque la belle princesse Ksernika ira devant le bon Dieu, elle n'y restera pas longtemps.
– Vous riez, madame, – reprit M. de Lancry; – eh bien! j'aurai le courage de maintenir cette anecdote comme un des faits qui honorent le plus notre temps. – Puis, s'adressant à moi: – Ne trouvez-vous pas, mademoiselle, qu'il y a une bien rare délicatesse dans cette conduite? Avoir assez d'empire sur soi pour étouffer toute plainte, toute allusion involontaire au malheur dont on souffre et que l'on cache avec une si pieuse sollicitude? Avoir, au milieu des inquiétudes navrantes de la pauvreté, assez de présence d'esprit, assez de force d'âme pour conserver toujours le caractère égal et gai que donne l'habitude de la richesse? N'est-ce pas enfin un noble et touchant tableau, que de voir ces deux jeunes gens tromper si religieusement leur vieille mère, en lui créant, à force de travail, un petit coin d'opulence au milieu de leur froide misère?
– Ah! sans doute, cela est beau, cela est admirable! – dit Ursule d'une voix émue en portant sa main à ses yeux. – En entendant raconter on pareil trait, – ajouta-t-elle, – on ne regrette pas d'être pauvre, puisque la pauvreté inspire de pareils dévouements.
J'étais si troublée que je ne pus trouver une parole, et je trouvai Ursule bien heureuse d'avoir pu dire quelque chose.
M. de Lancry avait raconté avec une grâce parfaite cette histoire, puérile sans doute, mais par cela même pleine de charme dans la bouche d'un homme comme lui.
Plusieurs fois, pendant ce récit, j'avais regardé M. de Lancry; la touchante expression de sa physionomie donnait un nouvel attrait à ses paroles; on ne pouvait, selon moi, apprécier si généreusement une telle action sans être capable de l'imiter.
Je restais muette d'étonnement; je ne m'attendais pas à trouver cette douce sensibilité sous les brillants dehors d'un homme à la mode. Aussi mon cœur se serra bien douloureusement quand j'entendis ma tante dire à M. de Lancry:
– Ma nièce Mathilde est si malicieuse avec son air de sœur… Angélique, qu'elle est bien capable de se moquer de votre conte, au moins, mon pauvre Gontran.
Je levai vivement les yeux sur M. de Lancry, comme pour le rassurer. Je rencontrai son regard, mais si triste, mais si découragé, que je fus sur le point de pleurer de chagrin et de dépit.
Je ne sais comment cette scène se serait terminée sans l'arrivée de M. de Versac, qui ne précéda que de quelques moments le lever du rideau.
J'éprouvais un trouble profond, une sorte de vertige que la puissance de la musique augmentait encore; chacune des pensées qui m'agitaient était, pour ainsi dire, accompagnée d'une harmonie tour à tour rêveuse, tendre ou passionnée, qui n'était que trop d'accord avec l'état de mon cœur.
Dans certaines circonstances, la musique a des séductions immenses. Elle semble traduire nos pensées les plus secrètes, les plus confuses, quelquefois même les plus coupables, dans un langage si enivrant, que nous nous abandonnons à ses dangereux entraînements.
Ainsi, sans songer un instant aux obstacles que pouvait rencontrer le sentiment qui s'éveillait si délicieusement en moi, bercée par ces adorables mélodies, je me plaisais à rappeler à ma mémoire les touchantes paroles de M. de Lancry; je me laissais aller à toute l'admiration que m'inspirait le caractère que je lui supposais. Des idées de jalousie venaient aussi m'assaillir lorsque, à travers ce songe éveillé, je voyais vaguement devant moi la brune figure de la duchesse de Richeville.
L'acte fini, j'écoutais encore; j'étais si absorbée que ma tante dut m'appeler à plusieurs reprises pour me tirer de ma rêverie.
On sortait de la salle; je donnai le bras à M. de Versac; M. de Lancry donna le bras à Ursule.
Je descendis presque machinalement, entendant, voyant à peine ce qui se passait autour de moi.
Au moment où l'on vint nous annoncer notre voiture, je sentis un parfum très-agréable, mais très-fort; le frôlement d'une étoffe toucha ma robe, et une voix émue, affectueuse, me dit ces mots presque à l'oreille:
Prenez garde, pauvre enfant… on veut vous marier… Attendez M. de Mortagne…
Je retournai vivement la tête pour voir qui venait de me parler; je n'aperçus que le manteau de satin cerise et le turban lamé d'argent de la duchesse de Richeville, qui descendait légèrement l'escalier devant moi avec M. et madame de Mirecourt.
CHAPITRE XI.
L'AVEU
Un mois s'était passé depuis le jour où j'étais allée à l'Opéra avec ma tante et M. de Lancry.
Celui-ci