pas l'absolution à Pâques si elle ne dénonce les os des poulets mangés en cachette: or, une femme de chambre, à Imola ou à Pesaro, qui ne fait pas ses pâques est une fille perdue. Qu'on se figure, dans une ville de vingt mille âmes comme Ferrare, un préfet, sept à huit sous-préfets, une douzaine de commissaires de police, n'ayant autre chose à faire au monde que de savoir si monsieur un tel mange un poulet le vendredi! Le légat, ses secrétaires et ses agents secrets, dont j'ai ci-dessus traduit les titres en dénominations françaises, sont prêtres. Ils ont l'administration; mais ils sont contre carrés en tout et haïs à la mort par l'autorité ecclésiastique, l'archevêque, ses grands-vicaires, les chanoines, etc., ennemis jurés des autorités administratives, et les dénonçant sans cesse à Rome comme inclinant au relâchement. Ces dénonciations peuvent empêcher le légat de devenir cardinal à la première promotion. Or, tous ces grands intérêts, toutes ces rivalités, tous les conseils de la prudence, peuvent être satisfaits en dénonçant le pauvre diable de bourgeois de Ferrare qui a cédé à la tentation de manger un poulet le vendredi. Je pourrais ajouter vingt pages de détails, mon seul embarras serait d'affaiblir les couleurs, de diminuer la vérité; je ne veux pas tomber dans l'odieux, ce serait la pire des chutes pour un livre frivole30. Le résultat de toutes les anecdotes que je pourrais raconter sur la Romagne serait toujours que Rossini, en donnant tant de gaieté et de légèreté à son podestà libertin, n'a nullement songé à faire une épigramme abominable et à la Juvénal. En général, c'est très peu la coutume en Italie que de s'indigner par écrit des friponneries; cela rend triste, cela est de mauvais ton; d'ailleurs c'est un lieu commun.
Le caractère tranquille du pitoyable amant de Ninetta apparaît bien dans le chant:
Tu dunque sei rea!
(Ed io la credea
L'istessa onestà.)
Toute la niaiserie que le cœur sensible des habitants de la rue Saint-Denis passe à leur cher mélodrame éclate lorsque Ninetta se laisse confondre,
Non, v'è più speme,
parce que le juif déclare qu'il y avait sur la pièce d'argenterie à lui vendue un F et un V, elle qui vient de dire que son père s'appelle Ferdinand Villabella, d'où le podestat a conclu naturellement que ce père était l'homme qui se trouvait avec elle et pour lequel elle a lu un faux signalement. Ninetta se garde bien de jouer au poëte le mauvais tour de dire tout simplement: Ce couvert m'a été remis par mon père, et les lettres F V forment son chiffre. La pauvre fille aime mieux mourir. Le malheur de ce libretto, c'est que tous les personnages y sont des êtres communs. Ce défaut ne se trouve jamais dans les opéras allemands: il y a toujours quelque chose pour l'imagination.
Ce finale est plein de mouvement, d'entrées et de sorties auxquelles le spectateur prend un vif intérêt. Il y a beaucoup d'a solo et de petits morceaux d'ensemble fort attachants. Il est impossible de mieux disposer les groupes d'un grand tableau. Les paroles ne sont pas mal: je voudrais que ce fût le contraire, que la situation fût belle et naturelle, et les paroles fort ridicules, car qui fait attention aux paroles? A Naples, on trouvait des longueurs dans ce finale; je l'ai vu admiré par le caractère plus tranquille des Milanais. Pour mon compte, je me range à l'avis des bons Milanais. L'expression est vive, forte, naturelle, mais toujours rustique, à l'exception de quelques mesures délicieuses au commencement de l'interrogatoire. Ce premier acte me rappelle à chaque instant le genre de gaieté que Haydn a mis dans le morceau de l'automne de ses Quatre Saisons, lorsqu'il veut peindre la gaieté des vendanges.
Mozart eût rendu ce finale atroce et tout à fait insupportable, en prenant les paroles au tragique; son âme tendre n'eût pas manqué de se ranger du parti de Ninetta et de l'humanité, au lieu de songer au podestat et à ses projets plus libertins que sanguinaires, lesquels sont clairement indiqués par ses derniers mots en quittant la scène:
Ah, la gioja mi brilla nel seno!
Più non perdo si dolce tesor31.
CHAPITRE XXIII
SUITE DE LA GAZZA LADRA
Toutes les figures que vous rencontrez dans la rue présentent, à Paris, l'image amusante de quelque petite nuance de passion, ordinairement l'égoïsme affairé chez les hommes de quarante ans, l'affectation de l'air militaire chez les jeunes gens; chez les femmes, le désir de plaire, ou au moins de vous indiquer à quelle classe de la société elles appartiennent. Jamais l'expression directe de l'ennui, ce serait un ridicule à Paris, l'ennui ne s'y voit que sur les figures d'étrangers ou de nouveaux débarqués, où il alterne avec la mauvaise humeur; enfin jamais, au grand jamais, les passions sombres. En Italie, souvent et trop souvent l'ennui par manque de sensations, quelquefois une joie tenant de la folie, assez fréquemment les passions sombres et profondes. Le Français de Paris apporte au spectacle une âme déjà usée, durant la journée, par mille nuances de passion; l'Italien de Parme ou de Ferrare, une âme vierge que rien n'a émue de toute la journée, et en outre une âme susceptible des sentiments les plus violents. L'Italien, dans la rue, méprise les passants ou ne les voit pas; le Français veut leur estime.
On ne peut pas dépenser son bien de deux manières. Le Parisien, dès l'instant qu'il sort le matin, trouve cent affaires et cent petites émotions. Depuis la chute de Napoléon, rien ne trouble la tranquillité de mort de la petite ville d'Italie; tout au plus, tous les six mois, quelque arrestation de carbonaro. Voilà, ce me semble, la raison philosophique des succès fous que l'on voit si souvent au delà des Alpes, et jamais en France. Non-seulement il y a plus de feu dans les âmes, mais encore ce feu y est accumulé par l'économie. En France, nous avons dix plaisirs d'espèces différentes pour amuser nos soirées; en Italie, un seul, la musique. Un succès fou au théâtre c'est chez le public de Paris la curiosité de porter un jugement sur une pièce dont on va parler pendant un mois; on y court pour la juger et non pour avoir des transports et des larmes32.
Ce sont, au contraire, des larmes et des transports qu'il y avait chez les bons Milanais après le finale du premier acte de la Gazza. Ils pensaient beaucoup à leur plaisir et à leur émotion, et fort peu à la gloire qui en pourrait revenir à Rossini. Le commencement du second acte parut un peu pâle. Le rôle de Pippo était cependant joué par mademoiselle Gallianis, jeune actrice de la figure la plus noble et dont la jolie voix de contr'alto rendit fort bien le duetto
E ben, per mia memoria,
Lo serberai tu stesso,
que Pippo vient chanter dans la prison avec Ninetta.
Fin che mi batte il cor…
Vedo in quegli occhi il pianto,
sont des passages touchants; mais on remarque avec peine certaines batteries fort déplacées, vers la fin du duetto; elles font souvenir du métier dans un moment où le spectateur ne voudrait que jouir de sa douleur. Ce duetto me rappelle toujours les gens peu sensibles, qui tombent dans l'air pleureur, quand absolument ils veulent être tristes, et que l'occasion le requiert.
En entendant mademoiselle Stephens, à Londres, je pensais que Rossini aurait dû écrire ce morceau dans le genre de la musique vocale anglaise. Cette musique abjure presque tout à fait l'empire de la mesure; elle ressemble à des sons de cor entendus de fort loin pendant la nuit, et dont on perd souvent quelques notes intermédiaires: rien de plus touchant, et surtout rien de plus opposé à tout le reste de la musique de la Gazza ladra.
L'air du podestat et surtout le chœur qui le termine, auraient fait la réputation d'un compositeur moins riche que Rossini. Il n'en est pas de même du duetto de Gianetto:
Forse un di conoscerete.
On dirait, à la vulgarité qui paraît dans quelques cantilènes que Rossini a voulu tout à fait se transformer en compositeur allemand et écrire comme Weigl ou Winter. Aussi est-ce en Allemagne que la Gazza réussit le plus; ses défauts sont invisibles à Darmstadt