et de négliger les petites phrases amusantes; de là le grandiose19.
La réponse à Lucie qui demande où est son mari,
Tuo marito?
le petit air du bonhomme Fabrice qui arrive de la cave la bouteille à la main, tout cela est éminemment gai, rustique, plein de force, et rappelle de plus en plus le style de Haydn. C'est encore la pie qui est chargée d'annoncer au spectateur l'amour du jeune soldat; sa mère dit:
Egli dee sposar…
la pie l'interrompt par le cri
Ninetta! Ninetta!
Il y a un feu étonnant dans le tutti: Noi l'udremo narrar con diletto. J'observerai toutefois que la joie vive et le brio (l'entraînement) sont d'autant moins difficiles à produire, que l'on ne cherche pas à conserver l'air distingué et noble. Il y a ici deux jolis vers bien militaires:
Or d'orgoglio brillar lo vedremo,
Or di bella pietà sospirar.
La cavatine de Ninette
Di piacer mi balza il cor,
est, comme l'ouverture, une des plus belles inspirations de Rossini: qui ne la connaît pas? C'est bien la joie vive et franche d'une jeune paysanne. Jamais peut-être Rossini n'a été plus brillant et en même temps plus dramatique, plus vrai, plus fidèle aux paroles. Cet air est de la force de Cimarosa, et a une vivacité de début assez rare chez Cimarosa.
Peut-être pourrait-on blâmer la cantilène, comme un peu vulgaire et rustique. Remarquez que dès que Rossini veut être expressif, il est obligé d'en revenir au chant périodique. La phrase di piacere a huit mesures, chose rare chez ce maître20. Il y a une nuance touchante introduite avec un art infini; c'est dans
Dio d'amor, confido in te,
avant la reprise. On oublie la gaucherie des paroles Dieu d'amour dans la bouche d'une jeune paysanne. Apparemment que l'auteur est un classique. Madame Fodor a chanté cette cavatine à Paris, avec une voix au-dessus de tous les éloges, mais la sensibilité et l'accent répondaient peu à la beauté de la voix. A la manière de tous les artistes qui ne brillent pas par la sensibilité et le foyer intérieur, comme disent les peintres, madame Fodor ne pouvant pas faire cette cavatine belle, elle la faisait riche. Elle accablait de roulades et d'ornements supérieurement exécutés, les inspirations du maestro, et parvenait à les faire oublier. Voilà un joli triomphe! Rossini, s'il l'avait entendue, lui aurait répété ce qu'il dit au célèbre Velluti, lors de la première représentation de l'Aureliano in Palmira (Milan 1814): Non conosco più le mie arie. Je ne reconnais plus ma musique.
L'expression dramatique vive et franche, et pourtant parfaitement belle, est assez rare chez Rossini pour qu'on la respecte. La première phrase de
Di piacer mi balza il cor,
doit être donnée absolument sans ornements et sans roulades; il faut les réserver pour la fin de l'air, où Ninette semble réfléchir sur l'excès de son bonheur. Les fioriture gaies et brillantes sont fort bien placées sur
Ah! gia dimentico
I miei tormenti
paroles que la jolie petite Cinti dit d'une manière séduisante.
A Milan, cette nuance, comme toutes les autres, fut fort bien saisie par madame Belloc. Je craindrais de fatiguer le lecteur si je lui parlais encore des transports du public, à l'apparition de cet air si simple, si naturel, si facile à comprendre. C'est le sublime du génie champêtre. Il est fâcheux que la scène ne soit pas en Suisse; cet air conviendrait à Lisbeth21. Les spectateurs du parterre étaient montés sur les banquettes; ils firent répéter l'air de madame Belloc et l'écoutèrent debout; leurs cris redemandaient cette cavatine une troisième fois, lorsque Rossini dit de sa place au piano, aux spectateurs des premières files du parterre: «Le rôle de Ninette est fort chargé de musique; madame Belloc sera hors d'état d'arriver à la fin, si vous la traitez ainsi.» Cette raison, qui fut répétée et discutée au parterre, produisit enfin son effet après une interruption d'un quart d'heure. Tous mes voisins discutaient entre eux avec feu et franchise, comme d'anciennes connaissances. Je n'ai jamais revu une telle imprudence en Italie. Un espion peut prendre prétexte d'une telle conversation pour paraître lié avec vous et vous dénoncer ensuite avec succès.
Après cette cavatine, qui respire la joie et la fraîcheur des forêts nous sommes ramenés à ce que la civilisation a de plus ignoble, par l'air du juif; il me rappelle toujours les juifs de Pologne, la plus abominable race de l'univers22: cet air est pourtant fort bien. A force d'esprit, Rossini a fait supporter ce qu'il a de ressemblant à la réalité. Je trouve une richesse musicale incroyable, une abondance infinie, une luxuriancy de génie, comme diraient les Anglais, dans le chœur qui annonce le retour de Giannetto:
Bravo! bravo! ben tornato!
L'air de ce jeune soldat qui, après s'être couvert de gloire à l'armée, arrive dans son village, où le journal a donné de ses nouvelles, est faible et plat, et de plus déplacé. Le jeune soldat aborde sans façon sa maîtresse, et laisse seuls, dans le fond de la scène, son père, sa mère, et tout le village, qui le regardent parler d'amour: cette charmante passion a tout perdu si on lui ôte la pudeur.
Anco al nemico in faccia,
est assez bien, quoique fat. Il y a une joie douce et tendre, le contraire du feu et de la passion folle et française qui était nécessaire ici, dans
Ma quel piacer che adesso,
et surtout dans la ritournelle qui annonce ce vers. Ici Rossini aurait grand besoin de trouver, dans son chanteur, le feu, la passion et l'accent du cœur, qui manquent à sa partition. Il faudrait que madame Pasta pût se charger de ce rôle, et de tous les rôles passionnés de ce maître; elle leur rendrait le même service qu'à Tancrède.
Avec les paroles,
No, non m'inganno,
que Galli prononce en descendant la colline, la tragédie paraît, et la gaieté s'évanouit pour toujours.
Lorsque Rossini fit la Gazza ladra, il était brouillé avec Galli, son rival heureux auprès de la M***. Or, il faut savoir que Galli, au milieu d'une très-belle voix, a deux ou trois notes qu'il ne prend justes que lorsqu'il ne fait que passer, mais qu'il donne à faux lorsqu'il est obligé de s'y arrêter. Rossini ne manqua pas de lui faire un récitatif (celui dans lequel il raconte à sa fille sa dispute avec son capitaine) dans lequel il est forcé de s'arrêter précisément sur ces notes, qu'il ne peut donner justes. Il y a bien paru à Paris, lorsque Galli disait:
Sciagurato
Ei grida; e colla spada
Già, già, m'è sopra23.
Galli, sûr partout ailleurs de sa magnifique voix, se piqua, et ne voulut pas changer ces notes à la représentation; rien n'était cependant plus simple. Cette obstination lui a fait manquer cette entrée à Rome, à Naples, à Paris; et le goût sévère et un peu froid de cette capitale s'accommodant mieux de l'absence de toute faute24 que de la présence de beautés sublimes obscurcies par quelques imperfections, le succès de Galli n'a jamais été d'enthousiasme comme il aurait dû l'être.
Galli s'est raidi contre les chut du public, il n'a pas voulu changer dix notes; et la timidité faisant effet sur son organe, en dépit de ses efforts, ce début d'un si beau rôle a toujours été gâté par trois ou quatre sons hasardés. A Naples, ce récitatif était le triomphe de Nozzari, qui le détaillait d'une manière inimitable.
Galli est à la hauteur de la plus belle tragédie dès la