cette femme est libre, qu’elle ne m’a pas vu… et qu’un regard… un seul regard peut changer complétement ses résolutions.
– Je ne le pense pas.
– Mon révérend, j’ai la plus grande, la plus aveugle confiance dans votre parole; je sais toute son autorité… mais il s’agit du beau sexe… et vous ne pouvez connaître le cœur des femmes comme je le connais; vous ne savez pas de quels inexplicables caprices elles sont capables; vous ne savez pas que ce qui leur plaît aujourd’hui leur déplaît demain, et qu’elles veulent aujourd’hui ce qu’elles ne voulaient pas hier… Les femmes, mon révérend, les femmes… avec elles il faut oser pour réussir… Si ce n’était votre robe, je vous raconterais de curieuses témérités, d’audacieuses entreprises dont j’ai été bien amoureusement récompensé.
– Mon fils!
– Je comprends votre susceptibilité, mon père, et, pour en revenir à la Barbe-Bleue, une fois en présence, je la traiterai non seulement avec effronterie, avec hauteur… je la traiterai en conquérant… je n’ose dire en lion qui vient fièrement enlever sa proie.
Ces réflexions du chevalier furent interrompues par un accident imprévu.
Il faisait très chaud, la porte de la salle à manger qui donnait sur le jardin était restée entr’ouverte.
Le chevalier, tournant le dos à cette porte, était assis dans un fauteuil dont le dossier de bois n’était pas très élevé.
On entendit un sifflement assez aigu, et un coup sec vibra dans la partie pleine du siège du chevalier.
A ce bruit le père Griffon bondit sur sa chaise, courut prendre son fusil à un râtelier placé dans sa chambre, et se précipita dehors en s’écriant:
– Jean! Monsieur! prenez vos fusils! A moi, mes enfants, à moi! voici les Caraïbes!
CHAPITRE VI.
L’AVERTISSEMENT
Tout ceci s’était passé si rapidement que le chevalier restait ébahi.
– Debout! lui cria le père Griffon, debout!! les Caraïbes! les Caraïbes!! Regardez au dossier de votre fauteuil! et ne restez pas près de la lumière.
Le chevalier se leva vivement et vit en effet une flèche de trois pieds de long profondément enfoncée dans le dossier de son fauteuil.
Deux pouces plus haut, le chevalier était transpercé entre les deux épaules.
Croustillac saisit son épée qu’il avait déposée sur une chaise et courut sur les pas du curé.
Celui-ci, à la tête de ses deux noirs armés de fusils, et précédé de son chien dogue, cherchait l’agresseur de tous côtés; malheureusement la porte de la salle à manger donnait sur le verger treillagé; la nuit était sombre: sans doute, celui qui avait lancé cette flèche était déjà loin ou bien caché dans la cime de quelque arbre touffu.
Snog aboyait et quêtait avec ardeur; le père Griffon rappela ses deux noirs qui s’aventuraient trop imprudemment hors du verger.
– Eh bien! mon père, où sont-ils? dit le chevalier en brandissant son épée, faut-il les charger? Une lanterne… donnez-moi une lanterne; nous allons visiter le verger et les environs de la maison!
– Non, non, pas de lanterne! mon fils! elle servirait de point de mire aux assaillants, s’il y en a plusieurs, et vous seriez trop exposé, vous recevriez quelque flèche en plein corps! Allons, allons, dit le curé en désarmant son fusil après quelques moments d’attente, ce n’est qu’une alerte; rentrons et remercions le Seigneur de la maladresse de cet idolâtre, car il s’en est fallu de peu que vous ne fussiez atteint, mon fils. Ce qui m’étonne, et j’en rends grâce à Dieu, c’est qu’on vous ait manqué; un Caraïbe assez hardi pour s’aventurer ainsi doit avoir le coup d’œil juste et la main sûre.
– Mais quel mal avez-vous fait à ces sauvages, mon père?
– Aucun. J’ai été souvent dans leur carbet de l’île des Saintes, et il m’ont toujours parfaitement accueilli: aussi je ne comprends pas le but de cette attaque… Mais voyons donc cette flèche… je reconnaîtrai bien à son empennure si c’est une flèche caraïbe…
– Il faut faire bonne garde cette nuit, mon père, et pour cela… fiez-vous à moi, dit le Gascon. Vous voyez que ce n’est pas seulement à l’endroit de l’amour que j’ai de la résolution.
– Je n’en doute pas, mon fils, et j’accepte votre offre; je vais faire fermer les fenêtres avec les volets à meurtrières, et barrer solidement la porte. Snog nous servira de sentinelle avancée. Oh! ce ne serait pas la première fois que cette maison de bois soutiendrait un siége. Une douzaine de pirates anglais l’ont attaquée, il y a deux ans; mais avec mes nègres et le procureur fiscal de la Cabesterre qui se trouvait par hasard chez moi, nous avons rudement étrillé ces hérétiques.
En disant ces mots, le père Griffon rentra dans la salle à manger, arracha avec assez de peine la flèche qui tenait au fauteuil par un fer barbelé, et s’écria avec étonnement:
– Il y a un papier attaché à l’empennure de cette flèche.
Puis, en le déployant, il y lut ces mots d’une magnifique écriture bâtarde:
– Premier avertissement au chevalier de Croustillac.
– Au révérend père Griffon, respect et attachement.
Le curé regarda le chevalier sans dire une parole.
Celui-ci prit le papier et lut à son tour.
– Qu’est-ce que cela signifie? s’écria-t-il.
– Cela signifie que je ne me trompais pas en parlant de la sûreté de coup d’œil des Caraïbes. Celui qui a lancé cette flèche vous tuait s’il l’eût voulu. Voyez ce fer barbelé, empoisonné sans doute; il est entré d’un pouce dans le dossier de ce fauteuil de bois de fer; si vous aviez été atteint, vous étiez mort. Quelle adresse n’a-t-il pas fallu pour guider ainsi cette flèche!
– Peste, mon père… Je trouve ceci d’autant plus merveilleusement adroit que je ne suis pas touché, dit le Gascon. Mais que diable ai-je fait à ce sauvage?
Le père Griffon se frappa le front.
– Quand je vous le disais! s’écria-t-il.
– Quoi, mon révérend?
– Premier avertissement au chevalier de Croustillac!
– Eh bien?
– Eh bien! cet avis vient du Morne-au-Diable.
– Vous croyez, mon père?
– J’en suis certain. On a su vos projets, l’on veut vous forcer d’y renoncer.
– Comment les aura-t-on sus?
– A bord de la Licorne, vous ne les avez pas cachés. Quelques passagers, en débarquant il y a trois jours à Saint-Pierre, en auront parlé; ce bruit sera venu jusqu’au comptoir de la Barbe-Bleue, tenu par l’homme d’affaires; et il en aura instruit sa maîtresse.
– Je suis forcé d’avouer, reprit le chevalier en réfléchissant, que la Barbe-Bleue a de singuliers moyens de correspondance! C’est une drôle de petite poste…
– Eh bien mon fils, j’espère que la leçon vous profitera, dit le curé. Puis il ajouta, en s’adressant aux deux noirs qui apportaient les volets crénelés et les leviers pour les assujettir:
– C’est inutile, mes enfants, je vois maintenant qu’il n’y a rien à craindre.
Les deux noirs, habitués à une obéissance passive remportèrent leur attirail défensif.
Le chevalier regardait le père Griffon avec étonnement.
– Sans doute, reprit