que le chevalier cherche la route du Morne-au-Diable à travers la forêt, nous conduirons le lecteur vers la partie la plus septentrionale de la côte de la Martinique.
La mer déferlait avec une majestueuse lenteur au pied des grands rochers presque à pic qui défendaient naturellement cette partie de l’île, en formant une sorte de muraille perpendiculaire de deux cents pieds de haut; le continuel ressac des vagues rendait ces parages si dangereux, qu’une embarcation ne pouvait risquer d’aborder en cet endroit sans être infailliblement brisée.
Le site dont nous parlons était d’une simplicité sauvage, grandiose; une ceinture de rochers âpres, nus, d’un rouge fauve, se dessinait sur un ciel d’un bleu de saphir; leur base disparaissait au milieu d’un brouillard de neigeuse écume, soulevée par le choc incessant d’énormes montagnes d’eau qui s’abattaient sur ces récifs en tonnant comme la foudre.
Le soleil dans toute sa force jetait une lumière éblouissante, torride sur cette masse granitique; il n’y avait pas le plus léger nuage sur ce ciel d’airain. A l’horizon apparaissaient, à travers une vapeur brûlante, les terres élevées des autres Antilles.
A quelque distance de la côte, où brisaient les lames, la mer était d’un azur sombre, et calme comme un miroir.
Un objet d’abord imperceptible, tant il offrait peu de surface au-dessus de l’eau, s’approchait rapidement de cette partie de l’île appelée la Cabesterre.
Peu à peu on put distinguer un balaou, pirogue longue, légère, étroite, dont l’arrière et l’avant sont également coupés en taille-mer; cette embarcation non voilée s’avançait à force de rames.
A chaque banc, on distinguait parfaitement un homme qui nageait vigoureusement. Quoique pendant l’espace de trois lieues la côte fût aussi inabordable qu’en cet endroit, l’on ne pouvait douter que le balaou se dirigeât pourtant vers ces rochers.
Le dessein de ceux qui s’approchaient ainsi semblait inexplicable. Bientôt la pirogue fut engagée au milieu des vagues énormes qui déferlaient sur les récifs. Sans la merveilleuse adresse du pilote, qui évitait les masses d’eau dont l’arrière de cette frêle barque était incessamment menacé, elle eût été bientôt submergée.
A deux portées de fusil des rochers, le balaou mit en travers, en profitant d’une intermittence dans la succession des lames, embellie, ou moment de calme qui revient périodiquement après que sept ou huit lames ont déferlé.
Deux hommes, qu’à leurs vêtements on reconnaissait facilement pour des marins européens, assurèrent leur toque sur leur tête, et se jetèrent hardiment à la nage, pendant que leurs compagnons, virant de bord à la fin de l’embellie, regagnèrent le large et disparurent après avoir de nouveau bravé la fureur et l’élévation des vagues avec une merveilleuse habileté.
Pendant ce temps, les deux intrépides nageurs, tour à tour soulevés ou précipités au milieu de lames énormes qu’ils coupaient adroitement, arrivaient au pied des rochers au milieu d’une nappe d’écume.
Ils paraissaient courir à une mort certaine, et devoir être brisés sur les récifs.
Il n’en fut rien.
Ces deux hommes paraissaient connaître parfaitement la côte: ils se dirigèrent vers un endroit où la violence des eaux avait creusé une immense grotte naturelle.
Les vagues, s’engouffrant sous cette voûte avec un bruit horrible, retombaient ensuite en cataracte dans un bassin inférieur, large, creux et profond.
Après quelques sourdes ondulations, les lames s’apaisaient et formaient ainsi, au milieu des parois d’une caverne gigantesque, un petit lac souterrain, dont le trop plein retournait à la mer par quelque conduit caché.
Il fallait une grande témérité pour s’abandonner ainsi à l’impulsion des vagues furieuses qui vous précipitaient dans l’abîme; mais cette submersion momentanée était plus effrayante que dangereuse: l’ouverture de la caverne était si vaste qu’on ne risquait pas de se briser contre les rochers, et la nappe d’eau vous jetait ensuite au milieu d’un étang paisible, entouré d’une grève de sable fin et battu.
Pour ainsi dire tamisée à travers la chute d’eau qui bouillonnait à l’entrée de cette voûte énorme, la lumière y arrivait faible, douce, bleuâtre comme celle de la lune.
Les deux nageurs haletants, étourdis et meurtris par le choc des vagues, sortirent du petit lac et abordèrent sur sa grève, où ils se reposèrent quelque temps.
Le plus grand de ces deux hommes, quoique vêtu du costume d’un simple marin, était le colonel Rutler, partisan exalté du nouveau roi d’Angleterre, Guillaume d’Orange, sous les ordres duquel il avait servi alors que le beau-fils de l’infortuné Jacques II n’était encore que stathouder de Hollande.
Le colonel Rutler était grand et robuste; sa figure avait une expression d’audace, presque de cruauté; ses cheveux, dont quelques mèches roides et mouillées passaient à travers sa toque de marin, étaient d’un rouge ardent; d’épaisses moustaches de même nuance cachaient presque une large bouche surmontée d’un nez crochu comme le bec d’un oiseau de proie.
Rutler, homme fidèle et résolu, servait son maître avec un dévouement aveugle. Guillaume d’Orange lui avait témoigné sa confiance en le chargeant d’une mission aussi difficile que périlleuse, ainsi qu’on le verra plus tard.
Le marin qui accompagnait le colonel était petit, mais vigoureux, actif et déterminé.
Le colonel lui dit en anglais, après un moment de silence:
– Es-tu bien sûr au moins, John, qu’il y a un passage pour sortir d’ici?
– Ce passage existe, colonel, soyez tranquille.
– Pourtant… je n’aperçois rien…
– Tout à l’heure, colonel, lorsque votre vue sera habituée à cette espèce de jour, couleur de clair de lune, vous vous baisserez à plat ventre, et là, à droite, tout au bout d’un long conduit naturel, dans lequel on ne peut avancer qu’en rampant, vous distinguerez la lueur du jour qui y pénètre par une crevasse du roc.
– Si le chemin est sûr, il n’est pas commode.
– Si peu commode, colonel, que je défierais bien au master du brigantin, le Roi des eaux, qui vous a amené à la Barbade, d’entrer avec son gros ventre dans le boyau qui nous reste à traverser. C’est tout au plus si j’ai pu autrefois m’y glisser, moi; il est large comme un tuyau de cheminée.
– Et il aboutit?
– Au fond d’un précipice qui sert de défense au Morne-au-Diable; car de trois côtés ce précipice est à pic, et il est aussi impossible de le descendre que de le gravir…; quant à son quatrième côté, il n’est pas tout à fait impraticable, et en s’aidant des aspérités du roc, on peut arriver par ce chemin jusqu’aux limites du parc de l’habitation de la Barbe-Bleue.
– Je comprends… ce passage souterrain nous conduit au fond d’un abîme dominé par le Morne-au-Diable.
– Justement, colonel, c’est comme si nous étions au fond d’un fossé dont un des côtés inférieurs serait à pic, et l’autre en talus… quand je dis en talus, c’est une manière de parler, car, pour atteindre au sommet du rocher, il nous faudra rester plus d’une fois suspendus à quelque liane entre le ciel et la terre. Mais, arrivés au faîte, nous nous trouverons à l’extrémité du parc du Morne-au-Diable; une fois là, nous nous blottirons dans quelque trou en attendant le moment d’agir.
– Et le moment d’agir ne tardera pas. Allons, allons, allons, pour connaître si bien les êtres, il faut, en effet, que tu aies servi la Barbe-Bleue?
– Je vous l’ai dit, colonel. J’étais venu de la Côte-Ferme avec elle et son premier mari; au bout de trois mois, ils m’ont renvoyé; alors je suis parti pour Saint-Domingue, et je n’ai plus entendu parler d’eux.
– Et