Эжен Сю

Le morne au diable


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le lecteur au Morne-au-Diable.

      CHAPITRE VIII.

      LE MORNE-AU-DIABLE

      La lune brillante et pure jetait une clarté presque égale à celle du soleil d’Europe et permettait de distinguer parfaitement, au sommet d’une roche assez élevée et entourée de bois de toutes parts, une habitation construite en briques et d’une architecture bizarre.

      On ne pouvait y arriver que par un étroit sentier, formant une spirale autour de cette espèce de cône. Ce sentier était bordé, d’un côté, par des masses de granit presque perpendiculaires; de l’autre, par un précipice, dont, en plein jour même, on n’apercevait pas le fond.

      Ce chemin dangereux aboutissait à une plate-forme traversée par une muraille de briques d’une grande épaisseur et garnie de meurtrières.

      Derrière cette espèce de glacis s’élevaient les murailles d’enceinte de l’habitation, dans laquelle on entrait par une porte de chêne très basse.

      Cette porte communiquait à une vaste cour carrée, occupée par les communs et par d’autres bâtiments. Cette cour traversée, on arrivait à un passage voûté qui conduisait au sanctuaire, c’est-à-dire au pavillon habité par la Barbe-Bleue. Aucun des noirs ou des métis qui formaient le nombreux domestique de l’habitation ne dépassait les limites de cette voûte.

      Le service de la Barbe-Bleue se faisait par l’intermédiaire de plusieurs mulâtresses, qui seules communiquaient avec leur maîtresse.

      La maison s’élevait sur le versant opposé à celui par lequel on montait au faîte du morne. Ce versant, beaucoup moins rapide et disposé en plusieurs terrasses naturelles, se composait de cinq ou six gradins immenses qui, de tous côtés, aboutissaient à des précipices.

      Par un phénomène assez fréquent dans les îles volcanisées, un étang de deux arpents environ de circonférence occupait presque toute l’étendue d’un des gradins supérieurs. L’eau en était limpide et pure. La maison de la Barbe-Bleue était séparée de ce petit lac par une étroite chaussée de sable uni, brillant comme de l’argent.

      Cette maison n’avait qu’un étage; au premier aspect elle semblait seulement construite d’écorces d’arbres; son toit de bambous, très incliné, se plongeant de cinq ou six pieds en dehors du mur extérieur, s’appuyait sur des troncs de palmiers enfoncés en terre, et formait ainsi une sorte de galerie autour de la maison.

      Un peu au-dessus du niveau de ce lac, descendait, en pente douce, une pelouse de gazon aussi frais, aussi vert que celui des plus belles prairies d’Angleterre; cette rareté inouïe aux Antilles était due à d’invisibles irrigations qui partaient de l’étang et répandaient dans ce parc une délicieuse fraîcheur.

      A cette pelouse, ornée çà et là de corbeilles de fleurs équinoxiales, succédait un jardin composé de massifs d’arbustes variés; l’inclinaison du terrain était telle qu’on n’apercevait pas leurs tiges, mais seulement leurs cimes émaillées des plus vives nuances; enfin, après les arbustes venait, sur un gradin plus bas encore, un vaste bois d’orangers et de citronniers couverts de fleurs et de fruits. Au jour, ainsi vu de haut, on eût dit un tapis de neige odorante semée de boules d’or.

      A l’extrême horizon, les tiges élancées des bananiers, des cocotiers, formaient une clôture splendide et dominaient le précipice, au fond duquel aboutissait le conduit souterrain dont nous avons parlé, et où était alors engagé le colonel Rutler.

      Maintenant, entrons dans l’une des pièces les plus reculées de l’habitation; nous y trouverons une jeune femme âgée de vingt à vingt-trois ans; mais ses traits sont si enfantins, sa taille si mignonne, sa fraîcheur si juvénile, qu’on lui donnerait à peine seize ans.

      Vêtue d’une tunique de mousseline à larges manches, elle est à demi couchée sur son sofa d’étoffe des Indes de couleur brune à fleurs d’or; elle appuie son front pur et blanc sur une de ses mains qui disparaît à demi dans une forêt de grosses boucles de cheveux blonds-cendrés, car cette jeune femme est coiffée presque à la Titus: une foule de soyeux anneaux tombent en profusion sur son cou, sur ses épaules de neige et encadrent sa délicieuse petite figure, ronde, ferme et rose comme celle d’un enfant.

      Un gros livre relié en maroquin rouge, placé sur le bord du divan où elle est étendue, est ouvert devant elle.

      La jeune femme y lit avec attention à la clarté de trois bougies parfumées que supporte un petit candélabre de vermeil, enrichi de ciselures exquises.

      Les cils de la jolie lectrice sont si longs qu’ils projettent une ombre légère sur ses joues, où l’on remarque deux gracieuses fossettes; son nez est d’une délicatesse rare, sa bouche purpurine est moins grande que ses beaux yeux bleus; sa physionomie est empreinte d’une ravissante expression d’innocence et de candeur.

      Du bas de sa tunique de mousseline sortent deux pieds de Cendrillon, chaussés de bas de soie blancs et de pantoufles moresques en satin cerise, côtelées d’argent, qui tiendraient dans le creux de la main.

      La position de cette jeune femme laisse deviner les formes les plus accomplies, quoiqu’elle soit de petite taille.

      Grâce à la largeur de sa manche qui est retombée, l’on peut admirer le ravissant contour d’un bras rond, poli comme de l’ivoire et marqué au coude d’une charmante fossette. La main qui feuillette le livre est digne du bras, ses ongles très longs ont la pureté luisante de l’agate. L’extrémité des doigts est nuancée d’un si vif incarnat, qu’on les dirait colorés du henné des Indiens.

      L’ensemble de cette délicieuse créature rappelle la suave idéalité de la Psyché, adorable réalisation de ce moment de beauté si fugitif qui passe avec la première fleur de l’adolescence. Certaines organisations conservent pourtant assez longtemps cette primeur juvénile, et, nous l’avons dit, quoique âgée au plus de vingt-trois ans, la Barbe-Bleue était du nombre de ces natures privilégiées.

      Car c’était la Barbe-Bleue!..

      Nous ne cacherons pas plus longtemps au lecteur le nom de l’habitante du Morne-au-Diable, nous dirons de plus qu’elle s’appelait Angèle. Hélas! ce nom céleste, cette physionomie candide ne contrastent-t-ils pas singulièrement avec la réputation diabolique dont jouissait cette veuve de trois maris, qui, disait-on, avait autant de consolateurs qu’elle avait eu d’époux.

      La suite des événements permettra de condamner ou d’innocenter la Barbe-Bleue.

      A un léger bruit qu’elle entendit dans la pièce voisine, Angèle redressa vivement sa tête, comme une gazelle aux aguets, et s’assit sur le bord du sofa en rejetant ses cheveux en arrière par un mouvement plein de grâce.

      Au moment où elle se levait en s’écriant: – C’est lui! un homme soulevait la portière de cette chambre.

      Le fer ne court pas plus vite à l’aimant qu’Angèle ne courut au devant du nouveau venu. Elle se précipita dans ses bras, l’enlaça avec une sorte de tendre fureur, l’accabla de caresses, de baisers passionnés, en s’écriant avec joie:

      – Mon tendre ami! mon bon Jacques!

      Cette première effusion passée, le nouveau venu prit Angèle dans ses bras, comme on prend un enfant, et regagna le sofa avec son précieux fardeau.

      Alors Angèle s’assit sur un des genoux de Jacques, prit une de ses mains dans les siennes, lui passa son joli bras autour du cou, approcha sa figure de la sienne, et le contempla avec une joie avide…

      Hélas! hélas! les médisants de la Martinique avaient-ils donc raison de suspecter la moralité de la Barbe-Bleue?

      L’homme qu’elle accueillait avec cette ardente familiarité avait le teint cuivré d’un mulâtre; il était grand et svelte, agile et robuste; ses traits nobles et gracieux ne rappelaient en rien le type nègre; une forêt de cheveux d’un noir de jais entourait son front, ses yeux étaient grands et d’un noir de velours; sous ses lèvres minces, rouges et humides, brillaient des dents du plus bel émail. Cette