illusion tant que le jour dura, ce qui ne fut pas long: il n’y a pas de crépuscule sous les tropiques.
Bientôt le chevalier vit avec étonnement les rares clartés qui traversaient le sommet des arbres s’éteindre peu à peu, et en s’éteignant donner une apparence fantastique aux grandes masses de la forêt. Pendant quelques moments elle resta dans une demi-obscurité, çà et là éclairée par les vifs reflets du soleil, qui semblait rouge comme une fournaise, car il se couchait dans le vent, ainsi qu’on le dit aux Antilles.
Pendant un moment, cette végétation d’une verdure si puissante et si crue se teignit de pourpre: le chevalier croyait voir la nature à travers un vitrail rouge, ce qu’on apercevait du ciel était comme une lave en fusion.
– Mordioux… s’écria le chevalier, je ne me trompais pas, je suis près de ce morne infernal, cette réverbération me le prouve. Lucifer rend sans doute visite à la Barbe-Bleue qui, pour le recevoir, fait allumer tous les fourneaux de sa cuisine.
Peu à peu les tons ardents du ciel se refroidirent; ils devinrent d’un rouge pâle, violacé, et finirent par se fondre dans l’azur foncé de la nuit.
Dès que l’ombre envahit la forêt, les cris plaintifs des anolis, les sinistres glapissements des chouettes célébrèrent le retour des ténèbres.
La brise de mer, qui se lève toujours après le coucher du soleil, passa comme un souffle immense sur la cime des arbres; toutes les feuilles frissonnèrent.
Ces mille bruits vagues, lointains, sans nom, qu’on n’entend pour ainsi dire que la nuit, commencèrent à sourdre de toutes parts.
– Mordioux! s’écria le chevalier, c’est à se couper la figure!!! Penser que je ne suis qu’à cent pas peut-être du Morne-au-Diable, et que me voici obligé de dormir à la belle étoile!
Croustillac, craignant les serpents, se dirigea vers un énorme acajou qu’il avait remarqué; à l’aide des lianes dont cet arbre était enveloppé de toutes parts, il parvint à atteindre une espèce de fourche formée par deux maîtresses branches; il s’y installa assez commodément, ramena son épée entre ses genoux, et se mit à souper avec les bananes qu’il avait heureusement gardées dans ses poches.
Il ne ressentait aucune des frayeurs que tant d’hommes, même braves, auraient pu éprouver dans une position si critique. D’ailleurs, dans les cas extrêmes, le chevalier avait toutes sortes de raisonnements à son usage; tantôt il s’écriait:
– Mordioux! le sort s’acharne contre moi… il choisit bien… il ne peut se commettre… Au lieu de s’adresser à quelque faquin, à quelque pleutre, que fait-il? il avise le chevalier de Croustillac en disant: Voilà mon homme… Il est digne de lutter contre moi.
Dans la circonstance dont il s’agit, le chevalier vit une autre combinaison providentielle non moins flatteuse pour lui.
– Mon bonheur est certain, se dit-il, les trésors de la Barbe-Bleue vont être à moi; c’est une dernière épreuve que ledit sort me fait subir; j’aurais mauvaise grâce de me révolter… Il ne serait pas d’un galant homme de se plaindre. Je ne mériterais pas l’inestimable récompense qui m’attend.
A l’aide de ces réflexions, le chevalier combattit victorieusement le sommeil; il craignait, en y cédant, de se laisser choir du haut de son arbre; il finit par être enchanté des légères traverses qu’il avait à surmonter pour arriver jusqu’à la Barbe-Bleue; elle lui saurait gré de son courage, pensait-il, et serait sensible à son dévouement.
Dans ses accès de chevaleresque vaillance, le chevalier regrettait même de n’avoir eu jusqu’alors aucun ennemi sérieux à combattre, et de n’avoir lutté que contre des broussailles, des épines et des troncs d’arbres.
A ce moment, un bruit étrange attira l’attention de l’aventurier; il prêta l’oreille et s’écria:
– Qu’est-ce que ceci? on dirait que des chats viennent ici faire leur sabbat. Je le disais bien… Puisque voici des chats, la maison ne doit pas être éloignée.
Croustillac se trompait.
Ces chats n’étaient pas domestiques, mais sauvages, et jamais chats-tigres ne furent plus féroces; ils continuèrent de faire un vacarme infernal.
Pour les faire cesser, le chevalier prit sa gaule et frappa sur l’arbre. Les chats, au lieu de fuir, se rapprochèrent avec un redoublement de cris rauques et furieux.
Depuis très longtemps, les bois étaient parcourus par des bandes de ces animaux, qui le cédaient à peine aux jaguars en grosseur, en force et en voracité; ils avaient attaqué et dévoré de jeunes chevreaux, des chèvres, et jusqu’à de jeunes génisses.
Pour expliquer au lecteur les intentions hostiles des bêtes carnassières qui rôdaient autour du chevalier, que la subtilité de leur odorat leur avait fait éventer, il faut retourner à la caverne où est demeuré le colonel Rutler.
On sait que le cadavre de John, mort d’une piqûre de serpent, obstruait complétement le passage souterrain par lequel on pouvait seulement sortir de la caverne. Des chats-tigres, étant descendus dans le précipice, dépistèrent le cadavre de John, s’en approchèrent d’abord timidement; puis, bientôt enhardis, ils le dévorèrent.
Le colonel les entendit et ne sut que penser de ces cris féroces; au jour, grâce à l’avidité de ces animaux, l’obstacle qui empêchait Rutler de sortir avait presque complétement disparu; il ne restait dans l’étroit souterrain que les ossements de John, et le colonel pouvait facilement les déplacer.
Après cette horrible curée, les chats-tigres, affriandés, mais non rassasiés par ce régal nouveau pour eux, se sentirent en goût de chair humaine; ils abandonnèrent le fond du précipice, regagnèrent les bois, éventèrent le chevalier, et leur férocité carnassière s’exaspéra.
Pendant quelque temps la crainte les retint; mais encouragés par l’immobilité de Croustillac, l’un des plus hardis et des plus affamés grimpa lestement sur l’arbre, et le Gascon vit tout à coup près de lui deux gros yeux brillants et verdâtres qui luisaient au milieu de l’obscurité.
Au même instant il se sentit mordre vigoureusement au mollet; il retira brusquement sa jambe, mais le chat-tigre le retint en enfonçant ses griffes dans la chair et fit entendre un grondement sourd, furieux, qui fut le signal de l’attaque: les assaillants grimpèrent de tous côtés, le chevalier ne vit autour de lui que des yeux flamboyants, et se sentit mordre en plusieurs endroits à la fois.
Cette attaque avait été si imprévue, les assaillants étaient d’une si singulière espèce, que Croustillac, malgré son courage, resta un moment stupéfait; mais les morsures des chats et surtout son indignation profonde d’avoir à combattre de si ignobles ennemis réveillèrent sa fureur.
Il saisit le plus acharné (celui du mollet) par la peau du dos, et, malgré quelques coups de griffes, il le lança rudement contre un tronc d’arbre et lui brisa les reins. Le chat poussa des cris affreux; le chevalier traita de la même manière un autre de ces forcenés qui lui était sauté sur le dos et entreprenait de lui dévorer la joue.
La troupe hésita: Croustillac se saisit de son épée comme d’un poignard, en transperça quelques autres, et mit fin à cette attaque d’un nouveau genre en s’écriant:
– Mordioux! pourvu que la Barbe-Bleue ne sache pas que le brave Croustillac a failli être dévoré par les chats, ni plus ni moins qu’une volaille pendue au croc d’un garde-manger!
La fin de la nuit se passa paisiblement, le chevalier sommeilla quelque peu; au point du jour il descendit de son arbre, et vit étendus à ses pieds cinq de ses adversaires de la nuit; il se hâta de quitter ce lieu témoin d’exploits dont il rougissait, et, persuadé que le Morne-au-Diable ne pouvait être loin, il se remit en route.
Après avoir aussi vainement marché que la veille, les tiraillements d’estomac causés par une faim canine annoncèrent au chevalier qu’il devait être environ midi; qu’on juge de son ravissement lorsque la brise lui apporta