Эжен Сю

Les mystères du peuple, Tome IV


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chevet; donc, bon rêve de Bagaudie, je te souhaite, mon favori… Va te coucher, il se fait tard, et tu inquiètes sans raison ta pauvre mère.

      Il y a trois jours, j'ai interrompu ce récit.

      Je l'écrivais vers la fin de la journée où le colporteur, après la nuit passée dans notre maison, avait continué son chemin. Lorsqu'au matin il partit, la tempête s'était calmée. Je dis à Madalèn, en lui montrant le porte-balle, qui, déjà loin, et au détour delà route, nous saluait une dernière fois de la main:

      –Eh bien, pauvre folle? pauvre mère alarmée… les dieux en courroux ont-ils frappé Karadeuk, mon favori, pour le punir de vouloir rencontrer des Korrigans? Où est le malheur que cet étranger devait attirer sur notre maison?.. La tempête est apaisée, le ciel serein, la mer calme et bleue… pourquoi votre front est-il toujours triste? Hier, Madalèn, vous disiez: «Demain appartient à Dieu!» Nous voici au lendemain d'hier, qu'est-il advenu de fâcheux?

      –Vous avez raison, bon père… mes pressentiments m'ont trompée; pourtant je suis chagrine, et toujours je regrette que mon fils ait ainsi parlé des Korrigans.

      –Tenez, le voici, notre Karadeuk, son limier en laisse, bissac au dos, arc en main, flèche au côté; est-il beau! est-il beau! a-t-il l'air alerte et déterminé!

      –Où allez-vous, mon fils?

      –Ma mère, hier vous m'avez dit: Nous manquons depuis deux jours de venaison… Le temps est propice; je vais tâcher d'abattre un daim dans la forêt de Karnak: la chasse peut être longue, j'emporte des provisions dans mon bissac.

      –Non, Karadeuk, vous n'irez point aujourd'hui à la chasse, non, je ne le veux pas…

      –Pourquoi cela, ma mère?

      –Que sais-je… Vous pouvez vous égarer ou tomber dans une fondrière de la forêt…

      –Ma mère, rassurez-vous, je connais les fondrières et tous les sentiers de la forêt.

      –Non, non, vous n'irez pas à la chasse aujourd'hui.

      –Bon grand-père, intercédez pour moi…

      –De grand coeur; car je me réjouis de manger un quartier de venaison; mais promets-moi, mon petit-fils, de ne point aller du côté des fontaines où l'on peut rencontrer des Korrigans…

      –Je vous le jure, grand-père!

      –Allons, Madalèn, laissez mon adroit archer partir pour la chasse; ne me refusez pas cela… il vous jure de ne pas songer aux petites fées.

      –Vous le voulez, mon père? vous le voulez absolument?

      –Je vous en prie; il a l'air si chagrin!

      –Qu'il en soit selon votre désir… C'est, hélas! contre mon gré.

      –Un baiser, ma mère?

      –Non, méchant enfant, laissez-moi…

      –Un baiser, ma bonne mère; je vous en supplie…

      –Madalèn, voyez cette grosse larme dans ses yeux… Aurez-vous le courage de ne pas l'embrasser?

      –Tiens, cher enfant… j'étais plus privée que toi… Pars donc, mais reviens vite…

      –Encore un baiser, ma bonne mère… et adieu… et adieu…

      –Karadeuk est parti, essuyant ses yeux; deux et trois fois il se retourne pour regarder encore sa mère… et disparaît… Le jour se passe; mon favori ne revient pas: la chasse l'aura entraîné, la nuit le ramènera… Je me mets à écrire ce récit, que la douleur a interrompu. Le jour touchait à sa fin; soudain on entre dans ma chambre en criant:

      –Mon père! mon père! un grand chagrin nous frappe!

      –Hélas! hélas! mon père… je disais bien que les Korrigans et l'étranger seraient funestes à mon fils… Pourquoi vous ai-je cédé? pourquoi-ce matin l'ai-je laissé partir, mon Karadeuk bien-aimé!.. C'est fait de lui… je ne le reverrai plus… pauvre femme que je suis!

      –Qu'avez-vous, Madalèn? qu'as-tu, Jocelyn? pourquoi cette pâleur? pourquoi ces larmes? qu'est-il arrivé à mon Karadeuk?

      –Lisez, mon père, lisez ce petit parchemin, qu'Yvon, le bouvier, vient de m'apporter…

      –Ah! maudit! maudit soit ce colporteur avec sa Bagaudie; il a ensorcelé mon pauvre enfant… Les Korrigans sont cause de tout le mal…

      Moi, pendant que mon fils et sa femme se désolaient, j'ai lu ceci, de la main de mon petit-fils:

      «Mon bon père et ma bonne mère, lorsque vous lirez ceci, moi, votre fils Karadeuk, je serai très-loin de notre maison… J'ai dit à Yvon, le bouvier, que j'ai rencontré ce matin aux champs, de ne vous remettre ce parchemin qu'à la nuit, afin d'avoir douze heures d'avance, et d'échapper à vos recherches… Je vais courir la Bagaudie contre les Franks et les évêques… Le temps des chef des cent vallées, des Sacrovir, des Vindex, est passé; mais je ne resterai pas paisible au fond de la Bretagne, seul pays libre de la Gaule, sans tâcher de venger, ne fût-ce que par la mort d'un des fils de Clovis, ce monstre couronné, l'esclavage de notre bien-aimée patrie!.. Mon bon père, ma bonne mère, vous gardez auprès de vous mon frère aîné Kervan et ma soeur Roselyk; soyez sans courroux contre moi… Et vous, grand-père qui m'aimiez tant, faites-moi pardonner, que mes chers parents ne maudissent pas leur fils »Karadeuk.»

      Hélas! toutes les recherches ont été vaines pour retrouver ce malheureux enfant.

      J'avais commencé ce récit parce que l'entretien du colporteur m'avait frappé… Notre famille retirée, j'avais encore longuement causé avec cet étranger, parcourant en tous sens la Gaule depuis vingt ans, ayant vu et observé beaucoup de choses; il m'avait donné le secret de ce mystère:

      «Comment notre peuple, qui jadis avait su s'affranchir du joug des Romains si puissants, avait-il subi et subissait-il la conquête des Franks, auxquels il est mille fois supérieur en courage et en nombre…»

      La réponse du colporteur, je voulais ici l'écrire, parce que c'était chose vraie, et à méditer pour notre descendance, parce que cela ne confirmait, hélas! que trop les prédictions de Victoria la Grande, qui nous ont été transmises par notre aïeul Scanvoch; mais le départ de ce malheureux enfant, la joie de ma vieillesse, m'a frappé au coeur. Je n'ai pas en ce moment le courage de poursuivre ce récit… Plus tard, si quelque bonne nouvelle de mon favori Karadeuk me donne l'espérance de le revoir, j'achèverai cette écriture… Hélas! en aurai-je jamais des nouvelles? Pauvre enfant! partir seul à dix-sept ans pour courir la Bagaudie!

      Serait-il donc vrai que les dieux nous punissent de notre désir de voir les malins esprits? Hélas! hélas! je dis, ainsi que la pauvre mère, qui va sans cesse comme une folle à la porte de la maison regarder au loin si son fils ne revient pas:

      «Les dieux ont puni Karadeuk, mon favori, d'avoir voulu voir des Korrigans!»

      Mon père Araïm est mort de chagrin peu de temps après le départ de mon second fils; il m'a légué la chronique et les reliques de notre famille.

      J'écris ceci dix ans après la mort de mon père, sans avoir eu de nouvelles de mon pauvre fils Karadeuk… Il a trouvé sans doute la mort dans la vie aventureuse de Bagaude… La Bretagne conserve son indépendance, les Franks n'osent l'attaquer; les autres provinces de la Gaule sont toujours esclaves sous la domination des évêques et des fils de Clovis; ceux-ci surpassent, dit-on, leur père en férocité… Ils se nomment Thierry, Childebert et Clotaire; le quatrième, Chlodomir, est mort, dit-on, cette année…

      J'ignore le temps qui me reste à vivre et les événements qui m'attendent; mais en ce jour-ci, je te lègue, à toi, mon fils aîné Kervan, notre légende de famille; je te la lègue cinq cent vingt-six ans après que notre aïeule Geneviève a vu mourir Jésus de Nazareth.

      Moi, Kervan, fils de Jocelyn, mort sept ans après m'avoir légué cette légende, j'y joins les récits suivants; ils m'ont été rapportés ici dans notre maison, près Karnak, par Ronan, l'un des fils de mon frère