les Dix réunis au Doge décidèrent de sa perte? Le lendemain, à l'heure du crépuscule, Carmagnuola rencontre le Doge, et lui demande, en plaisantant, s'il doit lui souhaiter le bonjour ou le bonsoir. Sa seigneurie répondit qu'en effet il avait veillé toute la nuit dernière: «Et, ajouta-t-il avec le plus gracieux sourire, dans cette nuit il a souvent été question de vous 3.» Il disait vrai; on y avait résolu la mort de Carmagnuola huit mois avant sa mort. Et cependant le vieux Doge, qui connaissait l'arrêt, l'accueillait avec une hypocrite bienveillance avant l'exécution; – certes, quatre-vingts années peuvent seules apprendre une pareille dissimulation. Le brave Carmagnuola est mort; le jeune Foscari et ses frères le sont également: – jamais ils ne m'ont fait sourire.
Étiez-vous donc l'ami de Carmagnuola?
Il était la sauve-garde de Venise. Dans sa jeunesse, il avait été son ennemi; mais dans sa virilité il fut son sauveur d'abord, et puis sa victime.
Tel est le châtiment de ceux qui sauvent les républiques. Celui que nous poursuivons maintenant, non-seulement a sauvé la nôtre, il en a réduit d'autres sous son pouvoir.
Les Romains (et nous sommes leurs émules) donnaient une couronne à qui prenait une ville: ils en donnaient également une à celui qui parvenait à sauver un citoyen dans le combat. La récompense était la même. Que si nous comparons aujourd'hui le nombre des cités prises par le Doge Foscari, à celui des citoyens mis à mort par lui, ou durant son gouvernement, la balance sera terriblement contre lui, quand on se bornerait aux désastres particuliers, nés de sa haine pour mon malheureux père.
Ainsi vous êtes inébranlable?
Qui donc aurait pu m'ébranler?
Ce qui m'a ébranlé moi-même. Pour vous, je le sais, vous êtes de marbre dans votre haine. Mais quand tout sera accompli, quand le vieillard sera déposé, son nom flétri, sa famille déshonorée, tous ses enfans morts, vous et les vôtres triomphans, comment dormirez-vous?
Plus profondément.
Vous vous abusez, et vous serez forcé de le reconnaître avant de vous assoupir près de vos pères.
Ils ne sommeillent pas dans leurs tombes prématurées; ils ne le veulent pas tant que Foscari ne remplit pas la sienne. Chaque nuit je les vois se lever en sourcillant autour de ma couche, désigner le palais ducal, et m'exhorter à la vengeance.
Erreur de l'imagination! Aucune passion n'évoque comme la haine les spectres et les fantômes; l'amour lui-même ne peuple pas les airs d'illusions comme cette maladie du cœur.
Où allez-vous?
Disposer, par l'ordre du Doge, la cérémonie des funérailles du dernier Foscari.
Depuis quelques années les voûtes de leur sépulture se sont ouvertes bien souvent.
Elles seront bientôt comblées, et cesseront à jamais de s'ouvrir.
Puis-je continuer?
Passez.
Mais comment le Doge supporte-t-il cette dernière calamité?
Avec une fermeté désespérée. Il parle peu en présence de témoins, mais j'ai vu ses lèvres s'entr'ouvrir de tems en tems; une ou deux fois même je l'ai entendu, de l'appartement voisin, murmurer ces paroles: Mon fils! Je dois m'éloigner.
Cette catastrophe va mettre tout Venise de son côté.
Sans doute. Il faut nous hâter: réunissons les membres délégués pour faire connaître la résolution du conseil.
Je proteste dès maintenant contre elle.
À votre aise: – je n'en recueillerai pas moins les voix; et voyons qui de nous deux aura le plus d'influence sur les esprits.
FIN DU QUATRIÈME ACTE.
ACTE V
Monseigneur, la députation attend; mais elle ajoute que si vous désiriez la recevoir à une autre heure elle attendrait votre plaisir.
Pour moi toutes les heures sont égales. Qu'ils entrent.
Prince! j'ai rempli votre ordre.
Quel ordre?
Un bien triste. – J'ai disposé le convoi de-
Oui-oui-oui, – pardon. Je commence à perdre la mémoire; je me fais trop vieux, – aussi vieux que l'annoncent mes années. Jusqu'à présent j'avais lutté contre elles; mais elles commencent à l'emporter sur moi.
Soyez les bien-venus, nobles seigneurs!
Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin de son dernier malheur privé.
Assez-assez de cela.
Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect?
Je le reçois comme on le présente. – Poursuivez.
Les Dix, réunis à une giunta tirée du sénat, et composée de vingt-cinq des plus nobles patriciens, ayant délibéré sur l'état de la république, et sur les soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser vos années depuis si long-tems dévouées à la patrie, ont jugé convenable de solliciter humblement de votre sagesse (qui ne pourra s'empêcher d'y consentir) la résignation de l'anneau ducal, que vous avez si long-tems et si glorieusement porté. Et pour témoigner qu'ils ne sont ingrats ni insensibles envers vos années et vos services, ils vous destinent un apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer votre retraite d'un éclat digne de celle d'un prince.
L'ai-je bien entendu?
Ai-je besoin de répéter?
Non. – Avez-vous fait?
J'ai parlé. Vingt-quatre heures vous sont accordées pour rendre réponse.
Je n'aurais pas besoin du même nombre de secondes.
Nous n'avons plus qu'à nous retirer.
Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien à ce que j'ai à dire.
Parlez!
Quand par deux fois j'ai exprimé le vœu d'abdiquer, on m'en a refusé la liberté; et non-seulement on me l'a refusée, mais vous m'avez arraché le serment de ne plus jamais à l'avenir renouveler cette demande. J'ai alors juré de mourir dans l'exercice des fonctions que ma patrie m'avait ici confiées; je dois écouter la voix de l'honneur, de ma conscience: – je ne puis violer mon serment.
Ne nous réduisez pas à recourir à la nécessité d'un décret, à défaut de votre assentiment.
La Providence se plaît à prolonger