avec la Comédie-Française, n'a rien donné au théâtre depuis un an, et c'est grand dommage. Nous en voulons doublement à M. Vedel: un drame en vers de M. Hugo aurait aujourd'hui un grand succès. Les questions de césure et d'enjambement sont assoupies, et tout le monde reconnaît M. Hugo pour un admirable poète: Lucrèce, Marie Tudor, Angelo ont prouvé que c'était un grand dramaturge et qu'il connaissait «les planches» aussi bien que le plus habile charpentier scénique.
A défaut de pièces nouvelles, la reprise récente de Lucrèce Borgia a obtenu un succès qui n'est pas encore près de se ralentir. Quelle fermeté de lignes, quel caractère et quelle port de style! Comme l'action est simple et sinistre à la fois! C'est une œuvre, à notre avis, d'une perfection classique; jamais la prose théâtrale n'a atteint cette vigueur et ce relief.
Marie Tudor, que l'on vient aussi de reprendre, n'a pas moins réussi; jamais Mademoiselle Georges n'a été plus familièrement terrible et plus royalement belle; la grande scène de la fin, d'une anxiété suffocante, a produit le même effet qu'aux premières représentations.
Comme on est heureux de revoir, après tant de mimodrames, d'hippodrames, de vaudevilles avec ou sans couplets une œuvre d'une conception large et grande, exécutée sévèrement en beau style magistral! Nous voudrions seulement que M. Hugo eût un peu pitié de nous et nous fît plus souvent des drames en prose ou en vers; une pièce nouvelle s'accorderait merveilleusement bien avec les reprises d'Hernani et de Marion Delorme qui vont avoir lieu.
VIII
REPRISE D'HERNANI PAR AUTORITÉ DE JUSTICE
C'est samedi dernier qu'a eu lieu la reprise d'Hernani, – par autorité de justice. – A vrai dire, la physionomie de la salle n'avait rien de très judiciaire, et l'on ne se serait guère douté qu'une si nombreuse affluence de spectateurs se parlât à une pièce jouée de force; beaucoup d'ouvrages joués librement sont loin d'attirer une telle foule, même dans toute la fraîcheur de leur nouveauté.
Outre sa valeur poétique, Hernani est un curieux monument d'histoire littéraire. Jamais œuvre dramatique n'a soulevé une plus vive rumeur; jamais on n'a fait tant de bruit autour d'une pièce. Hernani était le champ de bataille où se colletaient et luttaient avec un acharnement sans pareil et toute l'ardeur passionnée des haines littéraires les champions romantiques et les athlètes classiques; chaque vers était pris et repris d'assaut. Un soir, les romantiques perdaient une tirade; le lendemain, ils la regagnaient, et les classiques, battus, se portaient sur un autre point avec une formidable artillerie de sifflets, appeaux à prendre les cailles, clefs forées, et le combat recommençait de plus belle. Qui croirait, par exemple, que cette phrase si simple: «Quelle heure est-il? – Minuit!» ait excité des tumultes effroyables? Il n'y a pas un seul mot dans Hernani qui n'ait été applaudi ou sifflé à outrance. En effet, Hernani, si l'on se reporte à l'époque où il a été joué, est une pièce de la plus audacieuse étrangeté: tout y est nouveau, sujet, mœurs, conduite, style et versification. Passer tout d'un coup des pièces de MM. Debrieu, Arnand, Jory et autres à ce drame de cape et d'épée; après cette fade boisson édulcorée, boire ce vin de Xérès, haut de bouquet et de saveur, la transition était brusque.
Huit ans se sont écoulés; le public a fait comme le prophète qui voyant que la montagne ne venait pas à lui, alla lui-même à la montagne: il est allé au poète. Hernani n'a pas excité le plus léger murmure: il a été écouté avec la plus religieuse attention et applaudi avec un discernement admirable; pas un seul beau vers, pas un seul mouvement héroïque, n'ont passé incompris; le public s'est abandonné de bonne foi au poète et l'a suivi complaisamment jusque dans les écarts de sa fantaisie; ces beaux vers cornéliens, amples et puissants, s'enlevant aux cieux d'un seul coup d'aile, comme des aigles montagnards, ont excité les plus vifs transports. Le sentiment de la poésie n'est pas aussi mort en France que certains critiques, qui sans doute ont leurs raisons pour cela, veulent bien le dire: l'art est encore aimé; et nous n'en sommes pas réduits à ne pouvoir digérer comme nourriture intellectuelle que la crème fouettée du vaudeville. Les œuvres sérieuses et passionnées trouveront toujours des approbateurs intelligents dans ce beau pays de France, dont la littérature nationale ne consistera pas, nous l'espérons bien, en opéras-comiques et en flonflons.
Le mérite principal d'Hernani, c'est la jeunesse: on y respire d'un bout à l'autre une odeur de sève printanière et de nouveau feuillage d'un charme inexprimable; toutes les qualités et tous les défauts en sont jeunes: passion idéale, amour chaste et profond, dévouement héroïque, fidélité au point d'honneur, effervescence lyrique, agrandissement des proportions naturelles, exagération de force; c'est un des plus beaux rêves dramatiques que puisse accomplir un grand poète de vingt-cinq ans.
Les autres pièces de M. Hugo, égales pour le moins en mérite à Hernani, n'ont pas cet attrait particulier. Hernani est la fleur, Lucrèce Borgia est le fruit. Peut-être aussi cette sensation se joint-elle pour nous à des souvenirs d'adolescence et de juvénile ardeur; mais cet effet était généralement ressenti et tout le monde semblait surpris de se trouver encore tant d'enthousiasme après huit ans révolus. C'est M. Hugo lui-même qui l'a dit: «Il ne faut guère revoir les idées et les femmes que l'on avait à vingt ans; elles paraissent bien ridées, bien édentées, bien ridicules». Hernani a subi victorieusement cette chanceuse épreuve. Doña Sol a retrouvé ses anciens amants plus épris que jamais: il, est vrai qu'elle avait emprunté les traits et la voix de Madame Dorval.
Il est inutile de faire l'analyse d'Hernani, on sait la pièce par cœur; nous dirons quelques mots de la manière dont les acteurs ont joué, et nous constaterons les progrès du public. La magnifique scène des portraits de famille, si profondément espagnole, et qui semble écrite avec la plume qui traça le Cid, a été applaudie comme elle le mérite; autrefois elle était criblée de sifflets. Le monologue de Charles-Quint au tombeau de Charlemagne n'a paru long à personne; cette sublime méditation a été parfaitement écoutée et comprise.
La singularité et la sauvagerie de quelques détails n'ont distrait personne de la beauté sérieuse de l'ensemble, et le succès a été aussi complet que possible. Hernani consacré par l'épreuve de la première représentation, de la lecture et de la reprise, restera à tout jamais au répertoire avec le Cid dont il est le cousin et le compatriote.
Jamais le génie de M. Hugo, plus espagnol que français, ne s'est développé dans un milieu plus favorable: il a le style à larges plis, la phrase au port grave et hautain, le grandiose pointilleux qui conviennent pour faire parler des hidalgos. Personne n'a, d'ailleurs, un sentiment plus intime et plus profond des mœurs et de la famille féodales: aucun poète vivant n'aurait inventé Ruy Gomez de Sylva.
M. Vedel s'est exécuté de bonne grâce: la pièce est convenablement montée et de manière à couvrir bientôt les six mille francs de dommages-intérêts alloués à l'auteur par le tribunal.
Firmin (Hernani) a rempli son rôle avec sa chaleur et son intelligence ordinaires: il est à regretter que cet acteur, plein de sentiment, manque un: peu de moyens d'exécution, et soit trahi par ses forces. Joanny est magnifique dans Ruy de Sylva: il est ample et simple, paternel et majestueux, amoureux avec dignité, bon et confiant au commencement de la pièce, implacable et sinistre dans l'acte de la vengeance. Il a merveilleusement conservé à ce rôle sa physionomie homérique dans la scène de l'hospitalité, il a été d'une onction et d'une simplicité tout antiques. Quant à Madame Dorval, nous ne savons comment la louer; il est impossible de mieux rendre cette passion profonde et contenue qui s'échappe en cris soudains aux endroits suprêmes, cette fierté adorablement soumise aux volontés de l'amant: cette abnégation courageuse, cet anéantissement de toute chose humaine dans un seul être, cette chatterie délicieuse et pudique de la jeune fille qui dit au désir: «Tout à l'heure», et à travers tout cela l'orgueil castillan, l'orgueil du sang et de la race, qui lui fait répondre au vieux Sylva:
On n'a pas de galants quand on est doña Sol
Et qu'on a dans le cœur de bon sang espagnol.
Madame