Guy de Maupassant

Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 03


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l'oiseau céleste, le souffle de Dieu, s'est abattu sur vous, s'est emparé de vous, vous a saisis, courbés comme des roseaux sous la brise.»

      Puis, d'une voix plus claire, se tournant vers les deux bancs où se trouvaient les invitées du menuisier: — «Merci surtout à vous, mes chères sœurs, qui êtes venues de si loin, et dont la présence parmi nous, dont la foi visible, dont la piété si vive ont été pour tous un salutaire exemple. Vous êtes l'édification de ma paroisse; votre émotion a échauffé les cœurs; sans vous, peut-être, ce grand jour n'aurait pas eu ce caractère vraiment divin. Il suffit parfois d'une seule brebis d'élite pour décider le Seigneur à descendre sur le troupeau.»

      La voix lui manquait. Il ajouta: «C'est la grâce que je vous souhaite. Ainsi soit-il.» Et il remonta vers l'autel pour terminer l'office.

      Maintenant on avait hâte de partir. Les enfants eux-mêmes s'agitaient, las d'une si longue tension d'esprit. Ils avaient faim d'ailleurs, et les parents peu à peu s'en allaient, sans attendre le dernier évangile, pour terminer les apprêts du repas.

      Ce fut une cohue à la sortie, une cohue bruyante, un charivari de voix criardes où chantait l'accent normand. La population formait deux haies, et lorsque parurent les enfants, chaque famille se précipita sur le sien.

      Constance se trouva saisie, entourée, embrassée par toute la maisonnée de femmes. Rosa surtout ne se lassait pas de l'étreindre. Enfin elle lui prit une main, Mme Tellier s'empara de l'autre; Raphaële et Fernande relevèrent sa longue jupe de mousseline pour qu'elle ne traînât point dans la poussière; Louise et Flora fermaient la marche avec Mme Rivet; et l'enfant, recueillie, toute pénétrée par le Dieu qu'elle portait en elle, se mit en route au milieu de cette escorte d'honneur.

      Le festin était servi dans l'atelier sur de longues planches portées par des traverses.

      La porte ouverte, donnant sur la rue, laissait entrer toute la joie du village. On se régalait partout. Par chaque fenêtre on apercevait des tablées de monde endimanché, et des cris sortaient des maisons en goguette. Les paysans, en bras de chemise, buvaient du cidre pur à plein verre, et au milieu de chaque compagnie on apercevait deux enfants, ici deux filles, là deux garçons, dînant dans l'une des deux familles.

      Quelquefois, sous la lourde chaleur de midi, un char à bancs traversait le pays au trot sautillant d'un vieux bidet, et l'homme en blouse qui conduisait jetait un regard d'envie sur toute cette ripaille étalée.

      Dans la demeure du menuisier, la gaieté gardait un certain air de réserve, un reste de l'émotion du matin. Rivet seul était en train et buvait outre mesure. Mme Tellier regardait l'heure à tout moment, car pour ne point chômer deux jours de suite on devait reprendre le train de 3 h. 55 qui les mettrait à Fécamp vers le soir.

      Le menuisier faisait tous ses efforts pour détourner l'attention et garder son monde jusqu'au lendemain; mais Madame ne se laissait point distraire; et elle ne plaisantait jamais quand il s'agissait des affaires.

      Aussitôt que le café fut pris, elle ordonna à ses pensionnaires de se préparer bien vite; puis, se tournant vers son frère: — «Toi, tu vas atteler tout de suite»; et elle-même alla terminer ses derniers préparatifs.

      Quand elle redescendit, sa belle-sœur l'attendait pour lui parler de la petite; et une longue conversation eut lieu où rien ne fut résolu. La paysanne finassait, faussement attendrie, et Mme Tellier, qui tenait l'enfant sur ses genoux, ne s'engageait à rien, promettait vaguement: on s'occuperait d'elle, on avait du temps, on se reverrait d'ailleurs.

      Cependant la voiture n'arrivait point, et les femmes ne descendaient pas. On entendait même en haut de grands rires, des bousculades, des poussées de cris, des battements de mains. Alors, tandis que l'épouse du menuisier se rendait à l'écurie pour voir si l'équipage était prêt, Madame, à la fin, monta.

      Rivet, très pochard et à moitié dévêtu, essayait, mais en vain, de violenter Rosa qui défaillait de rire. Les deux Pompes le retenaient par les bras, et tentaient de le calmer, choquées de cette scène après la cérémonie du matin; mais Raphaële et Fernande l'excitaient, tordues de gaieté, se tenant les côtes; et elles jetaient des cris aigus à chacun des efforts inutiles de l'ivrogne. L'homme furieux, la face rouge, tout débraillé, secouant en des efforts violents les deux femmes cramponnées à lui, tirait de toutes ses forces sur la jupe de Rosa en bredouillant: — «Salope, tu ne veux pas?» — Mais Madame, indignée, s'élança, saisit son frère par les épaules, et le jeta dehors si violemment qu'il alla frapper contre le mur.

      Une minute plus tard, on l'entendait dans la cour qui se pompait de l'eau sur la tête; et quand il reparut dans sa carriole, il était déjà tout apaisé.

      On se remit en route comme la veille, et le petit cheval blanc repartit de son allure vive et dansante.

      Sous le soleil ardent, la joie assoupie pendant le repas se dégageait. Les filles s'amusaient maintenant des cahots de la guimbarde, poussaient même les chaises des voisines, éclataient de rire à tout instant, mises en train d'ailleurs par les vaines tentatives de Rivet.

      Une lumière folle emplissait les champs, une lumière miroitant aux yeux; et les roues soulevaient deux sillons de poussière qui voltigeaient longtemps derrière la voiture sur la grand'route.

      Tout à coup Fernande, qui aimait la musique, supplia Rosa de chanter; et celle-ci entama gaillardement le Gros Curé de Meudon. Mais Madame tout de suite la fit taire, trouvant cette chanson peu convenable en ce jour. Elle ajouta: — «Chante-nous plutôt quelque chose de Béranger.» — Alors Rosa, après avoir hésité quelques secondes, fixa son choix, et de sa voix usée commença la Grand'mère:

      Ma grand'mère, un soir à sa fête,

      De vin pur ayant bu deux doigts,

      Nous disait, en branlant la tête:

      Que d'amoureux j'eus autrefois!

      Combien je regrette

      Mon bras si dodu,

      Ma jambe bien faite,

      Et le temps perdu!

      Et le chœur des filles, que Madame elle-même conduisait, reprit:

      Combien je regrette

      Mon bras si dodu,

      Ma jambe bien faite,

      Et le temps perdu!

      — Ça, c'est tapé! déclara Rivet, allumé par la cadence: et Rosa aussitôt continua:

      Quoi, maman, vous n'étiez pas sage?

      — Non, vraiment! et de mes appas,

      Seule, à quinze ans, j'appris l'usage,

      Car, la nuit, je ne dormais pas.

      Tous ensemble hurlèrent le refrain; et Rivet tapait du pied sur son brancard, battait la mesure avec les rênes sur le dos du bidet blanc qui, comme s'il eût été lui-même enlevé par l'entrain du rythme, prit le galop, un galop de tempête, précipitant ces dames en tas les unes sur les autres dans le fond de la voiture.

      Elles se relevèrent en riant comme des folles. Et la chanson continua, braillée à tue-tête à travers la campagne, sous le ciel brûlant, au milieu des récoltes mûrissantes, au train enragé du petit cheval qui s'emballait maintenant à tous les retours du refrain, et piquait chaque fois ses cent mètres de galop, à la grande joie des voyageurs.

      De place en place, quelque casseur de cailloux se redressait, et regardait à travers son loup de fil de fer cette carriole enragée et hurlante emportée dans la poussière.

      Quand